La mort de Tomáš Garrigue Masaryk
Tous les êtres humains sont condamnés à mourir un jour et Tomáš Garrigue Masaryk, tout fondateur de l’Etat tchécoslovaque et premier président de la Première République tchécoslovaque qu’il fut, n’a pas fait exception à la règle. L’intellectuel te grand homme d’Etat décédait le 14 septembre 1937, il y a tout juste 80 ans. A l’occasion de cet anniversaire, Radio Prague revient sur les derniers mois de la vie de Tomáš Masaryk, en compagnie notamment de l’historien Alain Soubigou, qui lui a consacré une biographie.
C’est avec une précision d’horloger que la Radio publique tchécoslovaque faisait part de la triste nouvelle, le jour même du décès du « petit père » de la nation. L’annonce de sa mort est bien sûr un choc pour la société tchécoslovaque, mais ce n’est sans doute pas une surprise. L’ancien président, affaibli par plusieurs attaques cérébrales successives, était tout de même arrivé à un âge plus que respectable.
Vers « l’abdication » d’un président affaibli par la maladie
Pourtant, au début des années 1930, alors qu’il assume son troisième mandat de chef de l’Etat tchécoslovaque, une fonction surtout honorifique, Tomáš Masaryk est encore vigoureux, malgré son âge déjà avancé. C’est ce que remarque l’historien Alain Soubigou :« Le 28 octobre 1933, il passe en revue les troupes de l’Etat tchécoslovaque à cheval. Ses gardes du corps à cheval eux-mêmes avaient du mal à le suivre. Donc jusqu'à l’automne 1933, à 83 ans, il est encore fringuant. Un tournant arrive au printemps 1934 : il subit une première attaque cérébrale, ce qu’on appellerait de nos jours un AVC, qui le laisse sévèrement diminué, avec une espèce d’aphasie. Une aphasie incomplète puisqu’il continue un peu à parler, curieusement en anglais, c’est-à-dire dans la langue intime, la langue de la famille, celle de son épouse Charlotte Garrigue, qui était décédée une dizaine d’années auparavant en 1923. Il a donc une espèce de régression aphasique et puis une gêne aussi pour l’utilisation du bras droit. »
Voilà qui n’est pas sans poser problème, en particulier quand on attend du chef de l’Etat qu’il appose sa signature sur tel ou tel document. Surtout, fin de mandat présidentiel oblige, le parlement est invité en mai 1934 à élire un nouveau président ou à reconduire Masaryk dans ses fonctions. Edvard Beneš est déjà pressenti pour lui succéder mais on craint qu’il ne recueille pas un soutien suffisant de la part des partis politiques. En dépit de son état de santé, Masaryk est donc réélu pour un quatrième mandat. Comment expliquer ce choix d’un chef de l’Etat aussi fatigué ? Alain Soubigou explique :
« Le premier paramètre, c’est qu’il est extraordinairement prestigieux. C’est le ‘président libérateur’, ‘prezident Osvoboditel’, et il n’est pas question de le remettre en cause. Le deuxième argument, c’est qu’en réalité, ses concitoyens, et même les hommes politiques, ne sont pas vraiment tenus au courant de son état de santé. Et ce qui pouvait ajouter à cet argument, c’est que dans le pays voisin, l’Allemagne, depuis un peu plus d’un an, depuis janvier 1933, l’avènement d’Hitler posait des problèmes politiques et de risque pour la démocratie, qui faisaient qu’il n’était pas question de mettre en cause la stabilité de l’Etat tchécoslovaque. »L’activité présidentielle de Masaryk est alors essentiellement symbolique, dans un pays qui voit les tensions monter, ce qu’illustre peut-être l’émergence d’un parti politique nazi dans les Sudètes, qui réalise une percée lors des législatives du printemps 1935. De plus en plus nettement, à partir de l’automne de la même année, le vieil homme, qui dit ne pas vouloir devenir « une marionnette », pressent qu’il doit démissionner. C’est chose faite le 14 décembre : il « abdique », selon la terminologie tchécoslovaque alors en vigueur, pour raison de santé. Après lui, on n’abdiquera plus, comme un souverain, mais on démissionnera.
Le repos à Lány
Dans la foulée, les parlementaires tchèques votent une loi qui autorise Tomáš Masaryk à continuer à habiter la résidence présidentielle de Lány, une demeure située à quelques dizaines de kilomètres au nord-ouest de Prague. Il y mène une vie rangée et tranquille, rythmée par les promenades dans le parc du château. L’occasion aussi de se rapprocher des siens :
« Il continue ses promenades plusieurs fois par semaine dans le parc du château de Lany qui est assez vaste, non plus à cheval directement mais dans une calèche. C’est l’occasion de signaler un fait familial : très souvent, son accompagnant, autant que sa charge d’ambassadeur de la Tchécoslovaquie à Londres le lui permettait, est son fils Jan Masaryk, qui, après des périodes parfois un petit peu complexesv, dans l’adolescence et dans la jeunesse, se rapproche de son père et prend beaucoup de plaisir à l’accompagner dès qu’il a quelque temps libre. »Masaryk a alors cessé toute activité politique. Cela contraste avec des époques récentes. En 1933, il faisait par exemple publier des articles, en tchèque et en allemand, pour avertir ses concitoyens du danger que représentaient les nazis. TGM, comme on le surnomme parfois, est avant tout un intellectuel, un « président philosophe ». Mais là aussi, sa santé déclinante l’a contraint a levé le pied :
« Dans les mois qui suivent son premier accident cérébral, le rythme de travail intellectuel a été vraiment ralenti. Il avait terminé de lire et relire les espèces de mémoires dictées au grand écrivain Karel Čapek. En réalité, il a ralenti beaucoup son activité intellectuelle. La dernière sortie de Masaryk en public, c’est significatif, c’est une sortie à l’été 1936 lorsqu’il se rend au ‘Slet’, c’est-à-dire à la grande réunion du Sokol, qui est organisé à Prague. Il se rend en voiture jusqu’à Prague et il honore de sa présence le Sokol, ce mouvement gymnique et intellectuel qu’il a toujours soutenu depuis le XIXe siècle. »
Mort et funérailles du « petit père » de la nation
C’est son avant-dernier été. Masaryk n’est pas dupe, sa fin approche. Spécialiste de l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie, l’historienne Dagmar Hájková raconte :
« Masaryk lui-même réalisait que le terme de sa vie approchait. Après plusieurs attaques, il avait du mal à s’exprimer et, parmi les recommandations à ses proches pour le futur, il disait : ‘vous devez organiser de belles funérailles, les Tchèques aiment bien les funérailles (Masaryk utilise le mot ‘funus’, ndlr)’. C’est ce qu’il a dit mot pour mot, on en trouve note dans nos archives de l’Institut Masaryk. »Alain Soubigou parle d’ailleurs d’une « préparation très sereine au dernier voyage », avec des consignes données à ses proches sur ses dernières volontés. Tout s’accélère au mois de septembre 1937 et c’est tout un pays qui assiste à l’agonie de son premier président. Dagmar Hájková :
« A partir du moment où l’état de santé de Masaryk s’est beaucoup aggravé, à partir du 1er septembre, quand il perd en fait connaissance, tout le pays a retenu son souffle et a commencé à suivre avec attention les dépêches sur sa santé. Je dirais presque que Masaryk est mort ‘en direct’, puisque la radio comme les journaux diffusaient chaque jour des informations très précises sur son état de santé, à propos de sa température, de la qualité de sa respiration, de ses visites…Quand sa santé semblait s’améliorer, la radio passait de la musique plus joyeuse. A l’inverse, quand elle s’aggravait, on privilégiait des tons plus graves. Donc, c’est comme si tout le pays s’était préparé à ces derniers moments. »
Alain Soubigou : « L’impact de sa mort est énorme, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. A la mesure du pays, c’est le terme choisi par un poète comme Jaroslav Seifert, le jeune poète Seifert qui plus tard devient prix Nobel de littérature ; il parle de ‘dni žalu’, de jours de pleurs, de déploration collective et officielle. Il y a vraiment une grande tristesse qui s’abat sur le pays. Mais la nouvelle n’était pas une surprise vu le grand âge, 87 ans, du président.A l’extérieur, on trouve la trace de cet impact dans les archives sous la forme d’une collection extraordinaire de télégrammes expédiés par toutes les grandes personnalités de ce monde. Lors de ses obsèques, c’est rien de moins que l’ancien président du Conseil, Léon Blum, à peine sorti de charge, qui représente la République française. Ce sont donc des personnalités de premier plan qui viennent porter les condoléances des pays amis. Cela n’a pas empêché, notamment les deux pays amis de la Tchécoslovaquie de Masaryk, la France d’une part, la Grande-Bretagne d’autre part, de se comporter comme on le sait, un an presque jour pour jour après sa mort, à la conférence de Munich en septembre 1938. »
Selon ses souhaits, Masaryk est enterré dans le parc du château de Lány, sous une surface gazonnée, aux côtés de sa femme Charlotte. Le 21 septembre 1937, la cérémonie de ses obsèques nationales est retransmise en direct à la Radio publique tchécoslovaque.