Le prisonnier Havel face à ses démons intérieurs
En mettant de l’ordre dans les documents laissés par l’écrivain et traducteur Zdeněk Urbánek, son petit-fils Daniel Dušek trouve un vieil agenda de 1977. Il ne sait pas encore qu’il vient de faire probablement la plus grande découverte de sa vie parce qu’il ne reconnaît pas tout de suite l’écriture de Václav Havel.
Václav Havel avait ses pantoufles chez nous
Les relations entre Václav Havel et la famille de l’écrivain Zdeněk Urbánek étaient multiples et profondes. Plus âgé, Zdeněk Urbánek est le mentor et ami spirituel du jeune dramaturge qu’est Václav Havel dans les années 1960, et leurs relations ne se relâchent même pas dans les années 1970 lorsque Václav devient figure de proue de la dissidence tchèque. Daniel Dušek, petit-fils de Zdeněk Urbánek, se souvient :« Václav nous rendait très souvent visite. Je le voyais pratiquement tous les jours, quand il était en liberté et quand il n’était pas dans sa maison de campagne à Hrádeček. Il avait ses pantoufles chez nous. Quand on lui a confisqué son permis de conduire, mon grand-père lui a servi de chauffeur. Sa voiture, une Volkswagen Golf de première génération, était stationnée devant notre maison, et je la lavais pour lui. Pour moi, Václav Havel était comme un membre de ma famille. »
La Charte 77 et la riposte des autorités communistes
En 1977, Václav Havel, le philosophe Jan Patočka, le diplomate Jiří Hájek et d’autres dissidents lancent l’initiative civique qui entrera dans l’histoire sous le nom de la Charte 77. Les auteurs de ce document osent appeler les autorités communistes à respecter les droits de l’homme et à remplir les engagements internationaux de la Tchécoslovaquie. Le texte de la Charte est modéré et diplomatique, mais la réaction des autorités n’en est pas moins violente. Les représailles frappent tous les signataires et d’autant plus les auteurs du document. Václav Havel est écroué le 14 janvier 1977, donc deux semaines seulement après le lancement de la Charte. Presque quarante ans plus tard, Daniel Dušek trouvera dans les papiers de son grand-père un carnet dans lequel le prisonnier Havel a noté les événements de cette période difficile, mais aussi ses idées, ses angoisses et ses espoirs :
« Vous ouvrez un agenda et vous trouvez sur la page du 14 janvier le petit plan d’une cellule et la note suivante : ‘Empreintes digitales. Ils sont venus me prendre’. Alors je me suis dit que ce n’était probablement pas l’agenda de mon grand-père qui n’avait pas été en prison à cette époque-là. Par la suite j’ai demandé donc à Anna Freimanová si elle pouvait examiner un peu cet agenda. Elle y a jeté un coup d’œil et s’est exclamée : ‘Mon dieu, c’est fantastique ! C’est formidable !’. »Les faiblesses et la force d’un prisonnier politique
Les grands moyens de la machinerie carcérale sont déployés pour rendre le prisonnier Havel plus malléable, plus obéissant. Comme le sort des auteurs de la Charte est attentivement suivi par la presse internationale, les autorités totalitaires n’osent pas avoir recours à la torture physique mais soumettent le dissident à une intense pression psychique. Isolé dans sa cellule, sans contact avec ses proches et amis, le prisonnier, qui se croit sans perspective, perd peu à peu son équilibre intérieur et commence à douter de lui-même. Son agenda reste un témoignage précieux du combat d’un homme qui se sent abandonné et lutte péniblement pour sauver son intégrité. Biographe de Václav Havel, Michael Žantovský retrace cette période douloureuse :
« Il souffrait sans doute de dépressions et de problèmes psychiques qu’il cherchait à atténuer par des médicaments. Dans certains moments, cette situation lui faisait très mal et lui insinuait des idées suicidaires que nous retrouvons dans les textes de son agenda. »Le 6 avril 1977, Václav Havel adresse au procureur une demande de grâce dans laquelle il promet d’être sage et de se retirer de la vie publique. A ce moment-là, il ne se rend pas compte probablement des conséquences de telles déclarations. Il ne constatera que plus tard qu’il a ainsi offert aux autorités un moyen de le compromettre et de nuire à son intégrité qui est son arme la plus puissante. Il se reprochera amèrement et à maintes reprises d’avoir cédé à cette faiblesse qu’il considère comme une tentation diabolique. Selon Michael Žantovský, il se rend compte que ce n’est pas seulement son honneur de dissident qui est en jeu, mais aussi son identité sans laquelle il ne pourrait pas être écrivain. Et c’est cette découverte fondamentale qui nourrira pendant la décennie suivante son œuvre littéraire et dramatique :
« Il avait un grand don d’introspection et d’autoanalyse. C’était un homme très sensible, un homme qui percevait et dépassait en son for intérieur toutes les peines, les angoisses, les craintes provoquées par une telle situation, pour parvenir finalement à la connaissance de sa propre force et de ses faiblesses. A mes yeux, Václav Havel était un héros authentique et il allait le prouver durant le reste de sa vie. »
La prison et la création littéraire
Pour échapper aux pressions extérieures et rétablir son équilibre intérieur, Václav Havel se lance dans différentes activités qui sont tolérées dans l’univers carcéral. Il se promet de faire des exercices, d’étudier des langues et revient aussi à la création littéraire. L’éditrice et bibliothécaire Anna Freimanová évoque cet aspect de la vie du dramaturge emprisonné :
« Václav Havel voulait d’abord écrire une grande pièce de théâtre pour renouer àavec sa création théâtrale des années 1960. Mais ce projet n’avançait pas et il était toujours attiré plutôt par le personnage de Ferdinand Vaněk, son alter ego. En prison, il a donc écrit des notes préparatoires pour quatre pièces d’un acte qui pourraient être présentées ensemble. Mais il n’a finalement écrit qu’une seule de ces petites pièces et il l’a intitulé Protest (La Protestation). »
Notes d’un accusé
L’agenda de Václav Havel de l’année 1977 retrace ou reflète le combat intérieur du prisonnier mais aussi beaucoup d’autres choses. Un lecteur qui ne connaît pas les circonstances de cette détention, n’arriverait pas sans doute à s’orienter dans cette multitude de notes fragmentaires, de concepts, de messages à des personnes différentes, d’instructions pour son épouse Olga, d’observations sur les interrogatoires et les enquêteurs, et de croquis représentant la cellule. C’est pourquoi Daniel Dušek, qui a décidé de publier l’agenda, a fait appel aux biographes de Václav Havel, Michael Žantovský et Paul Wilson, au philosophe Radim Palouš et à l’éditrice Anna Freimanová, et leur a demandé d’analyser et d’expliquer ces textes fragmentaires et de les situer dans le contexte de la vie et de l’œuvre de leur auteur. Les articles sur la vie, la pensée et la création de Václav Havel rédigés par ces quatre personnalités précèdent donc dans le livre intitulé Zápisky obviněného (Notes d’un accusé) les fac-similés des pages de l’agenda. Le livre devient ainsi un document sur les épreuves subies par un prisonnier politique mais aussi sur le mûrissement et la cristallisation de la pensée d’un homme promis à jouer un rôle décisif dans l’histoire de son peuple.L’homme de marbre et l’homme vivant
L’éditeur Daniel Dušek constate dans la préface du livre que ses propres enfants, qui ont eu la chance de connaître Václav Havel, le perçoivent pourtant comme un homme de marbre. Il considère donc comme d’autant plus important que ceux qui ont eu la possibilité d’approcher et de partager en quelque sorte l’existence du dissident devenu président, cherchent à transmettre aux autres cette expérience afin qu’on puisse percevoir Václav Havel comme un homme vivant. Et il conclut : « Je suis heureux d’avoir eu la chance de le connaître comme un homme avec des défauts, mais plein d’enthousiasme pour le monde qui nous entoure et de désir de décrire ce monde, de l’influencer et de le changer. »Le livre Václav Havel – Zápisky obžalovaného (Václav Havel - Notes d’un accusé) est sorti aux éditions Knihovna Václava Havla (Bibliothèque Václav Havel).