Le Noël d’un petit garçon émerveillé
« Et la neige ensevelit tout cela… » C’est ainsi que le poète tchèque Jaroslav Seifert (1901-1986) a intitulé la première partie de ses souvenirs qu’il a réuni sous le titre « Toutes les beautés du monde ». Dans ce livre il évoque entre autres avec force détails Prague à Noël, la Prague de sa jeunesse, Prague qui en décembre se transformait en une ville de rêve. Nous vous invitons à vous rendre aujourd’hui grâce aux souvenirs de Jaroslav Seifert dans la Prague auréolée de lumières de Noël, telle que la voyait, il y a plus d’un siècle, un petit garçon émerveillé qui ne savait pas, qui ne pouvait pas savoir qu’il deviendrait célèbre et recevrait un jour le prix Nobel de littérature.
Un discours de Noël
Nous ne disposons pas de beaucoup d’enregistrements de la voix de Jaroslav Seifert mais nous avons retrouvé pourtant dans les archives de la radio un discours que le poète a prononcé au petit matin le lendemain de Noël 1937. Pour entrer dans l’intimité des auditeurs, il a choisi des paroles qui aujourd’hui encore n’ont rien perdu de leur charme :
« Vos doigts sont peut-être encore un peu brulés par le feu des bougies que vous avez éteintes vers minuit sur votre arbre de Noël, vous entendez encore dans votre cœur murmurer le bonheur de la veille, le bien-être de la soirée unique de l’année. Peut-être sommeillez-vous encore, vous poursuivez le rêve de la nuit de Noël. Sachez que je ne suis pas venu pour vous réveiller et vous pousser dans le froid du jour même si c’est un jour de fête. Si l’on m’a permis de parler ici de si bonne heure, c’est pour faire un monologue ou plutôt un entretien avec les étoiles de cette nuit de Noël, les étoiles qui pâlissent déjà depuis un moment dans le ciel et qui, comme vous le savez par les légendes et les contes, ont un grand pouvoir magique… »
La place de la Vieille-Ville sous la neige
En lisant les Mémoires de Jaroslav Seifert, le lecteur se rend compte que Prague joue dans sa biographie un rôle capital. Il vit avec la ville comme d’autres vivent avec une personne aimée, il lui voue un véritable amour qui s’approfondit avec l’âge. Il devient son admirateur le plus fin et le plus compréhensif, il entend sa respiration et sent ses pulsations, il lui pardonne toutes les insuffisances, tous les moments amères, toutes les déceptions, toujours prêt à admirer ses beautés visibles ou secrètes. Il n’oubliera jamais les premiers émerveillements que Prague lui a réservés. Dans ses souvenirs, le poète reviendra toujours sur la place de la Vieille-Ville de son enfance où s’ouvrait tous les ans, au début de décembre, le marché de la Saint-Nicolas suivi immédiatement de celui de Noël. Il s’y promenait, se pressait dans la cohue, se faufilait entre les baraques, les poches vides mais le cœur plein de convoitise. Il se souvient :
« Aujourd’hui, il est déjà difficile de se remettre en tête l’atmosphère de ce vaste marché. L’air sentait bon l’orange, et il s’y mêlait l’odeur âcre des lampes à acétylène et de simples quinquets. Et puis toutes ces couleurs ! C’était si fascinant que je n’arrivais pas à me détacher de ce très beau spectacle, je restais à errer là jusque tard dans la soirée. »
Les marchés de la Saint-Nicolas et de Noël
Jaroslav Seifert n’oublie pas qu’il y avait une nette différence entre le marché de la Saint-Nicolas et celui de Noël. Pour la Saint-Nicolas, on voyait partout des milliers de vergettes dorées ornées de rubans et de roses rouges en papier crépon :
« Parfois, la neige se mêlait de la partie et les flocons mêlés de particules de dorure se déposaient sur les cheveux et les cols de fourrures. Les mères de famille aux cheveux saupoudrée d’or échangeaient des sourires heureux. Après la Saint-Nicolas, les vergettes dorées et les figurines en papiers représentants saint Nicolas, des anges et des diablotins cédaient la place, du jour au lendemain, aux innombrables santons, porteurs de présents à la crèche. »
Le petit garçon examine tout cela pendant de longs moments passablement excité. Il admire ces châteaux forts flanqués de tours de guet, donjons et créneaux, qui représentent l’orgueilleuse Jérusalem, avec des maisonnettes au pied des murailles. Tout ce petit univers est fabriqué par des gens pauvres et ne coûte presque rien et pourtant il est inaccessible au petit garçon qui serre au creux de sa main tout juste quelques kreuzers, et encore pas toujours. Il y a trop de choses qui l’attirent et éblouissent ses yeux. Il s’arrête surtout devant les santons qui sentent la colle forte et les couleurs bon marché, il est complètement « sous le charme de leur pose rigide devant l’apparition de l’ange et de l’étoile », mais il garde jalousement ses kreuzers pour le théâtre de marionnettes qui fait partie des attractions de la foire. C’est là où il dépense sans remords ses sous et après le spectacle, qui est malheureusement trop court, il s’attarde encore longtemps derrière le théâtre « pour écouter derechef, à travers un mince rideau de toile, les dialogues tonitruants et le cliquetis des jambes et des bras en bois » des marionnettes.
Un gros tas d’oranges coiffé d’une calotte de neige
Les hivers pragois au début du XXe siècle sont encore rigoureux et la neige qui tombe abondamment sur les baraques du marché, contribue beaucoup au charme des fêtes de la fin d’année. Le poète ressuscite ces images pittoresques :
« Imaginez aussi les tourbillons de neige qui s’abattait parfois sur les passants et les baraques foraines. Quand les bâches formant le toit commençaient à crouler sous le poids de la neige, les vendeurs les renversaient carrément sur la tête des badauds – qui ne semblaient guère s’en émouvoir. Après tout … On marchait dans la neige, les gens souriaient à quelques jours de la plus belle fête de l’année. Avez-vous déjà vu un gros tas d’oranges coiffé d’une calotte de neige ? »
Comme d’un coup de baguette magique
Le petit Jaroslav erre parmi les baraques foraines et il est attiré surtout par les marchands de papeterie. Mais il ne s’intéresse ni aux rouleaux de papier crépon, ni aux reproductions d’art sacré prêtes à être encadrées, ni aux cartes postales. Il ne s’intéresse qu’aux planches de santons à découper. C’est avec ces planches qui doivent être colées au préalable sur une feuille de papier solide qu’il découpe à la maison les figurines pour fabriquer une crèche car une jolie crèche est l’ambition de beaucoup d’enfants de son âge. Le garçon oublie un peu le thème central de Noël, celui de la Nativité, et consacre son temps surtout à la construction du château d’Hérode et des palais de Jérusalem qui surplombent l’étable de Bethléem. « Aucune couleur n’est assez éclatante, aucune tour assez crénelée, aucun palais assez fastueux » pour le petit Jaroslav. Et tout cela se passe dans une atmosphère qui restera un des plus beaux souvenirs de son enfance :
« Karel Čapek prétendait qu’on aime les crèches parce qu’elles apportent dans notre monde une note humaine et idyllique. Mais moi, je les aimais surtout comme un élément indissociable de la belle période des fêtes qui sentait si bon et où tout le monde se comportait un peu différemment que d’habitude. Papa, maman, et tous les autres. Se sentant plus heureux, ils devenaient souriants, plus aimables, et toute la maison rayonnait de leur bonne humeur. Je ne désirais alors qu’une seule chose : puisse ce temps exquis s’effilocher aussi lentement que possible ! Sans vouloir m’en vanter, je dis que nous étions réellement pauvres. Or pour Noël, tout ce que ma mère arrivait à sortir, comme d’un coup de baguette magique, du peu dont elle disposait, tenait vraiment du prodige. Elle nous créait une authentique ambiance de fête. (…) Il en est ainsi quand on porte la fête dans son cœur, et pas seulement en chiffres rouges dans son agenda. »
(Les extraits sont tirés du livre « Toutes les beautés du monde » et sont traduits par Milena Braud )