Cinéma : « La Danseuse » de la Belle Epoque entre Paris et Prague
La 19e édition du Festival du film français bat actuellement son plein en République tchèque. L’événement s’est ouvert mercredi dernier à Prague par la projection au cinéma Lucerna du film « La Danseuse », une œuvre qui raconte l’ascension parisienne de l’artiste américaine Loïe Fuller, avec ses danses tournoyantes et envoûtantes à base de voiles. Le long-métrage, dont une partie a été tournée dans la capitale tchèque, est né de la découverte d’une photo qui a décidé la photographe Stéphanie di Giusto à réaliser son premier film. Elle raconte pour Radio Prague :
L’actrice Soko disait que vous aviez fait un travail d’historienne pendant ces six ans…
« Oui… enfin non… pas pendant six ans. En tout cas, les premières années d’écriture. La première année était très documentée et après j’ai écrit mon scénario, je l’ai personnalisé. Comme n’importe quel metteur en scène qui se confronte à un film d’époque, la moindre des choses c’est de connaître l’époque. Donc, pendant un an, je me suis passionnée par cette époque 1900 qui est très peu traitée au cinéma. Et donc forcément, je ne conçois pas de partir dans l’histoire sans savoir ce qu’il en est, surtout après pour faire un travail d’épure parce qu’au final, c’est tout sauf un biopic classique. Finalement on est très proche d’elle et de son énergie, mais il y avait quelque chose chez moi où il fallait que je maîtrise tout pour pouvoir me libérer ensuite. »Vous dites être passionnée par le cinéma. Par quel cinéma et quel cinéma a influencé votre film ?
« Je ne sais pas si cela l’a influencé mais en tout cas mon plus grand choc cinématographique a été Jane Campion. Quand j’ai vu ‘Un ange à ma table’, je n’étais ensuite plus la même. Je me suis dit : ‘Mon Dieu, quelle finesse !’. Cette manière d’aborder le cinéma par ce qui est de l’ordre du sensuel. Je pense que Jane Campion, tout le monde… Je ne suis pas très originale, Xavier Dolan a dit la même chose, mais ‘La Leçon de piano’, on n’est pas pareil avant et après. Je crois que le cinéma est fait de cela. »
Avant la projection en ouverture du Festival du film français, vous avez souligné qu’il n’y avait pas d’effets spéciaux en postproduction, que l’actrice Soko n’était pas doublée pour ses passages dansés… Pouvez-vous nous parler de cette importance de l’authenticité ?
« J’ai vraiment fait un casting très poussé pour aller au plus proche de mes personnages et de ressentir vraiment jusqu’où je pouvais aller. Effectivement, il y a une vérité dans les personnages. Soko, je savais qu’elle allait aller au bout de son personnage, comme elle a fait pour le film « Augustine » où elle était vraiment formidable. Je savais qu’il y aurait quelque chose qui allait dialoguer entre Loïe Fuller et Soko, sachant qu’elle n’est pas simplement actrice mais aussi artiste, parce que performeuse, chanteuse… Donc voilà, cela était très important pour moi. Et de la même manière, Gaspard Ulliel, je ressentais chez lui ce dandysme, cette élégance et à la fois cette fragilité. Surtout, ce que j’aime chez Gaspard, c’est ce côté inquiétant. J’aimais bien l’idée chez le personnage qu’on ne sache pas s’il allait se faire du bien ou du mal. Tout cela, j’avais besoin de le ressentir chez les acteurs, et aussi de ressentir une vérité mais aussi dans les lieux, dans la reconstitution. Il n’y a aucun décor construit quasiment, c’est vraiment des lieux qui viennent de cette époque. Et cela était important de ne pas tricher même si c’est un film d’époque. C’est pour cela que toute la première partie du film, je l’ai vraiment traitée comme un documentaire, qu’on ait l’impression d’assister à la naissance de cette artiste. »Pour les scènes dansées, comment avez-vous travaillé la chorégraphie ?
« Pour Loïe Fuller, j’ai travaillé avec Jody Sperling, une chorégraphe new-yorkaise, qui pour moi dansait le mieux Loïe Fuller. En fait j’ai craqué sur Jody Sperling, quand j’ai vu une vidéo d’elle qui dansait sur l’Antarctique avec ses voiles et je me suis dit : ‘mais quelle est l’artiste assez folle pour faire ça ?’. Donc tout de suite, j’ai eu le coup de foudre pour cette femme qui avait déjà fait un gros travail sur Loïe Fuller. Mais ce qui était très touchant, c’est qu’elle n’avait pas pu aller au bout de son spectacle parce que le milieu de la danse est pauvre. Et le film lui a permis d’aller jusqu’au bout en faisant toutes ces installations incroyables avec tous ces techniciens. Donc à partir de schémas de Loïe Fuller, à partir de ses dessins, à partir des écrits des critiques de l’époque… Il y a des textes de Stéphane Mallarmé sur le spectacle de Loïe Fuller qui sont juste à tomber tellement c’est beau, c’est presque de la poésie. Tout cela a permis de reconstituer ce spectacle. »Les liens qui se construisent entre les personnages dans ce film, entre Loïe Fuller et Isadora Duncan, entre Loïe Fuller et Louis, personnage interprété par Gaspard Ulliel, sont à chaque fois très périlleux…
« Complètement, j’attends du cinéma qu’il m’offre quelque chose de nouveau. Je ne voulais pas tomber dans… Loïe Fuller est homosexuelle, donc ce qui était intéressant, c’était de confronter l’homosexualité de Loïe Fuller à un homme comme Louis, qui avait cette finesse, cette délicatesse. Mais quelque part, c’est la rencontre de deux impuissants. C’est cela que j’aimais dans le film, et de donner à ressentir, malgré l’impuissance des personnages, une sexualité ou plutôt une sensualité. C’est cela qui m’intéressait : explorer la sensualité des corps sans que cela soit forcément sexuel. Je pense que la relation entre Loïe et Louis est unique. Ce ne sont pas pas des frère et sœur, ce ne sont pas des amis, ce ne sont pas des amants, mais c’est quelque chose d’unique qui les lie. Ce qui les lie, je pense que c’est leur autodestruction à tous les deux d’une manière ou d’une autre. Louis, c’est cet aristocrate déchu qui est figé dans son époque, qui ne peut pas évoluer. Il n’a pas de travail, il n’a pas de passion qui l’aiderait à surmonter le néant. Loïe s’autodétruit quant à elle d’une autre manière, avec sa passion. Avec Isidora Duncan, c’était encore autre chose. Tout d’un coup, Loïe Fuller rencontre sa limite. Elle tombe sur quelqu’un qu’elle ne pourra jamais être : l’injustice suprême, c’est-à-dire le talent, la jeunesse et la grâce. C’est quelque chose qui parle à tout le monde, qui est je crois universel : on a tous rencontré un jour notre Isadora Duncan. »Loïe Fuller et Isadora Duncan sont des personnages américains. Comment les spectateurs américains qui ont pu voir le film l’ont-ils perçu ?
« Pour l’instant, je ne sais pas. En tout cas une chose est sûre : on a souvent l’habitude de raconter l’histoire d’un pauvre ou d’une pauvre Européen qui traverse l’Atlantique pour construire son rêve aux Etats-Unis et moi je raconte la chose en sens inverse. Tout à coup, on a une Américaine qui part en Europe pour faire reconnaître son art. Après, je pense qu’il y a très peu d’Américains qui connaissaient Loïe Fuller, de la même manière qu’il y a peu de Français qui connaissent Loïe Fuller. J’espère que cela les touchera et qu’ils reconnaîtront eux aussi leur artiste parce qu’elle reste une grande artiste américaine. »Le film a été tourné en partie en République tchèque. Comment s’y est passé le tournage ?
« Formidable, sachant qu’en plus je me suis battue parce qu’il s’avère que les Folies bergères en France ont été restaurées, détruites et reconstruites et elles n’avaient plus rien à voir avec ce qu’il y avait à l’époque. Donc il a fallu que je trouve un théâtre de cette époque. Ce que j’ai aimé également sur la Maison municipale sur laquelle j’ai craqué à Prague, c’est que c’était des salles de divertissement où tous les arts s’exprimaient : le théâtre, la musique… C’est cela qui m’intéressait dans cette salle. Je trouvais cela tellement beau, et surtout j’en avais besoin pour ma mise en scène car il fallait que je fasse un plan-séquence sur 150 mètres. Cette salle me permettait cela tellement elle était immense, avec un sol plat. Tout cela faisait que pour moi, cela ne pouvait être que dans cette salle. Et Prague est quand même une des rares villes à avoir conservé cet esprit Belle Epoque. Il ne vaut pas oublier que le centre artistique névralgique de l’Europe en 1900, ce n’était pas Paris, mais Vienne, Prague. C’était la zone principale où tout explosait au niveau artistique. Cela me paraissait donc cohérent de venir ici. »Le film a aussi un producteur tchèque, la société Sirena films d’Artemio Benki. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?
« J’adore Artemio, d’abord parce qu’il est passionné par le cinéma. Cela a apporté une vérité une fois de plus, où j’ai été jusqu’au bout. Cela me paraissait cohérent, sachant qu’en plus Loïe Fuller a beaucoup tourné et elle est venue aussi danser dans cette zone de l’Europe. Elle a beaucoup voyagé. Voilà, j’ai vraiment choisi ce lieu artistiquement. »