Bohuslav Reynek, le Don Quichotte de Petrkov
Situé dans les Hauteurs tchéco-moraves, au fin fond de la République tchèque, le petit village de Petrkov est à jamais lié avec la France. C’est à Petrkov que le graveur et poète Bohuslav Reynek est né en 1892, c’est ici qu’il a passé toute sa vie, aux côtés de son épouse, la poétesse grenobloise Suzanne Renaud. C’est aussi dans son monde familier, à la ferme de Petrkov, que Bohuslav Reynek a placé les scènes de son Don Quichotte – une série d’estampes qu’il a dédiées au Chevalier errant, en s’inspirant du fameux roman de Cervantes. Fin septembre est sorti en France en version bilingue franco-tchèque l’ouvrage « Le Don Quichotte de Reynek », qui présente cette série de feuilles graphiques et raconte sa genèse. Radio Prague est allée à la rencontre des deux auteurs du livre, deux connaisseurs de l’œuvre de Reynek, Annick Auzimour et Jiří Šerých.
Toute son œuvre, graphique et littéraire, est profondément chrétienne, intimiste et d’inspiration très personnelle – traits qui font aujourd’hui la célébrité de l’artiste. Une situation très différente de celle que Reynek a connue de son vivant. Après avoir séjourné, dans l’entre-deux-guerres, dans le Dauphiné, Bohuslav Reynek, sa femme Suzanne Renaud et leurs deux fils, Daniel et Jiří, se trouvent enfermés dans la Tchécoslovaquie de l’époque, d’abord par le régime nazi et ensuite par le pouvoir communiste : la ferme des Reynek est étatisée, la famille peut rester, à condition que le père et les fils y travaillent comme de simples employés. Suzanne Renaud, ne pouvant plus se rendre en France, s’occupe, outre sa propre création littéraire, des traductions de poèmes tchèques en français.
Malgré toutes ces circonstances défavorables, un petit miracle se produit à l’automne 1960 : le libraire grenoblois Jean Damien inaugure, dans sa boutique de la rue Montorge, une exposition d’estampes de Bohuslav Reynek inspirées du Don Quichotte de Cervantes. Ce thème préoccupait Reynek depuis plusieurs années. Mais comment a- t-il réussi à mettre en place cette exposition depuis Petrkov ? Pour en savoir plus, nous avons joint à Grenoble Annick Auzimour, fondatrice de l'Association Romarin qui promeut l’œuvre du couple Reynek en France et auteur du catalogue raisonné de l’ensemble de l’œuvre plastique de Bohuslav Reynek, accessible sur le site Internet de l’association. Annick Auzimour :« Oui, Reynek pensait au thème de Don Quichotte depuis très longtemps, comme en témoigne sa correspondance. Sa série de quatorze gravures, créées durant les années cinquante, n’avait pas encore été dévoilée. Lorsqu’en 1959, il remarque une note de lecture au sujet du roman de Cervantes, dans une revue littéraire grenobloise que se faisait envoyer Suzanne Renaud à Petrkov. Par l’intermédiaire du directeur de la revue, il écrivit à Jean Damien, l’auteur de l’article, en lui révélant son vif souhait de voir naître les gravures de sa série en France. Très vite les amis dauphinois se mobilisèrent, envoyèrent à l’artiste du bon papier pour estampe, prêtèrent leurs collections personnelles pour organiser une petite exposition. Elle se tint dans la librairie Jean Damien, située au cœur de Grenoble. C’est ainsi que ‘L’album Don Quichotte’ a vu le jour le 7 novembre 1960. »
Annick Auzimour, cet « Album Don Quichotte », appelé aussi « L'album de Grenoble », du fait qu’il existe encore un cycle de Don Quichotte créé par Reynek et exposé dans les années 1960 en Tchécoslovaquie, a été acheté par un collectionneur. Ce collectionneur, c'était votre mère qui vous l'a offert pour votre 20e anniversaire. C'était un moment très important dans votre vie : le début d'une aventure qui dure jusqu'à présent. C'est grâce à Don Quichotte que vous avez commencé à vous intéresser à l’œuvre de Reynek, c'est grâce à cet album que vous vous êtes liée à sa famille. Pourquoi êtes-vous tombée sous le charme de son art graphique ? Et quel regard portez-vous sur son Don Quichotte aujourd'hui ?« Oh ! Ce n’est pas tout à fait cela. Maman était en effet très sensible aux arts, elle avait des amis artistes, elle les encourageait. Elle fut saisie par la beauté et la poésie qui se dégageaient des gravures qu’exposait Jean Damien. À cette époque, je me consacrais à mes études scientifiques et ce sont les ascensions en montagne plutôt que les visites de musée qui occupaient mes loisirs. Mais je disais toujours oui à l’aventure. Je n’ai pas hésité à accepter le simple ‘Qu’elle vienne !’ de Reynek en réponse à la demande de mes parents pour lui rendre visite.
En arrivant à Petrkov, j’ai tout de suite ressenti l’âme de cette maison, un espace de liberté de conscience, un lieu où la simplicité des gestes, la pureté des émotions et des sentiments étaient préservées, ce qui a immédiatement effacé la différence d’âge. Dans l’œuvre graphique de Reynek, j’aimais surtout les paysages de brume et de neige, à cause de cette expression du silence… J’ai apprécié les scènes bibliques un peu plus tard en connaissant mieux le contexte historique et politique du pays de Reynek.
En 1983, vingt ans après mon séjour à Petrkov, j’ai rencontré le Grenoblois Pierre Dalloz, qui avait entrepris de rassembler les manuscrits de Suzanne Renaud et voulait organiser une exposition Reynek. C’est à ce moment-là que je me suis intéressée de façon active à l’œuvre de Reynek. Là encore, j’ai dit oui à l’aventure, celle du catalogue raisonné.J’ai assez vite compris que le Don Quichotte de Reynek était fortement lié à la vie et à la personnalité de l’artiste, celui-là même qui avait répondu ‘Qu’elle vienne !’, en dépit des conditions calamiteuses de la vie à Petrkov.
Le Don Quichotte de Reynek représente pour moi désormais le courage face à l’opinion de masse et au confort qui nous anesthésient la résilience devant ce qui nous dépasse dans la vie. »
Avez-vous une image préférée au sein de ce cycle ?
« Oui, c’est ‘Le Retour’, le Don Quichotte avec son lièvre dans les bras et la maison loin dans la neige… Tout cet espace blanc m’interpelle. »Une question s’impose forcément : pourquoi au fait Bohuslav Reynek était-il tant préoccupé par le chevalier à la Triste Figure ? Jiří Šerých, 82 ans, historien de l’art et ami depuis son adolescence de la famille Reynek, propose une réponse :
« Bohuslav Reynek aimait évoquer qu’il avait prétendument des ancêtres franco-espagnols. Concrètement, il s’agissait d’un soldat espagnol qui serait arrivé en Bohême pendant la Guerre de Sept Ans et qui aurait épousé une Tchèque. Evidemment, on ne peut pas expliquer son engouement pour le Don Quichotte par cette histoire familiale. Reynek aimait exprimer, par son œuvre, sa situation, son état d’esprit. Son précédent cycle de gravures, consacré à Job, accentuait des moments tragiques de la vie de ce personnage biblique. En même temps, ces gravures reflètent le drame vécu par Reynek lui-même, tandis que Don Quichotte traduit un autre état d’esprit de l’auteur – comme si Reynek s’était libéré, comme s’il avait réussi à avoir du recul, à traiter sa relation avec Don Quichotte avec un humour sarcastique. »
« Reynek a par exemple traité la scène intitulée ‘Le Moulin à foulon’. Dans le roman, Don Quichotte et Sancho Pança traversent, dans l’obscurité de la nuit, un ravin. Tout d’un coup, ils entendent un ‘infernal tapage’ produit, comme ils l’apprendront plus tard, par les marteaux d’un moulin à foulon. Ce bruit mystérieux a fait très peur à Sancho Pança, à tel point qu’il a dû baisser son pantalon et aller se soulager. Sur la gravure, Reynek a traité cette scène de manière tout à fait réaliste : Sancho se tient accroupi, tandis que le chevalier qui lui tourne le dos est en train de contempler la lune… »
Si Bohuslav Reynek a fait du Chevalier errant son double, le milieu dans lequel il place son héros n’est pas celui de l’Espagne baignée dans le soleil, mais bien celui de la ferme enneigée de Petrkov. Jiří Šerých :
« La gravure intitulée ‘Le Retour’ représente le chevalier chez lui, devant le portail de la maison de Petrkov. Et ce même si ce n'est pas tout à fait le même endroit, car Reynek refusait de reproduire une image absolument fidèle de son milieu, à l’instar d’une photo. Il avait l’habitude de graver directement dans la plaque, sans se soucier du fait que les éléments rapidement esquissés puis gravés soient inversés lors de l’impression. C’est très beau – les gravures de Reynek deviennent ainsi une sorte de miroir de sa vie. »Dans le livre « Le Don Quichotte de Reynek », publié par Romarin, Jiří Šerých se souvient du moment où il avait pour la première fois « remonté à vélo les sentiers herbus qui longent le ruisseau de Žabinec en direction de Petrkov ». C’était en 1951. Jiří Šerých avait seize ans et, en tant qu’apprenti d’un libraire et éditeur à Havlíčkův Brod, il apportait à Petrkov un paquet de gravures de Reynek pour demander à l’artiste de les signer. Plus tard, en tant qu’historien de l’art, Jiří Šerých s’est occupé de l’œuvre de Reynek :
« Après avoir organisé une première exposition de Bohuslav Reynek à Prague, en 1966, j’ai pour ainsi dire confisqué à l’artiste sa collection de feuilles graphiques. Car une fois les feuilles graphiques imprimées, Bohuslav Reynek les donnait gratuitement à ses amis ou les vendait à des prix symboliques. Il ne gardait rien pour lui. Lorsque j’ai pris en charge sa collection, j’ai répertorié ses œuvres, en rassemblant, avec le concours de l’artiste, toutes les données relatives aux gravures : la date, la technique etc. Cela a permis à Reynek de revenir aussi à ses œuvres plus anciennes, à les retravailler parfois. Néanmoins, j’ai réussi à rassembler de cette manière environ 350 feuilles graphiques de Reynek. En tout, il en existe près de 700. Reynek était un poète, un semeur. Il lançait la semence, prenait plaisir à regarder comment elle allait pousser. Il n’avait pas besoin de la stocker dans une grange. »
L’ouvrage « Le Don Quichotte de Reynek » est disponible en version bilingue franco-tchèque dans la librairie pragoise Ostrov, dans la librairie Knihkupectví Vysočina de Havlíčkův Brod (http://www.knihyhb.cz), ainsi que sur commande sur le site Internet de l’Association Romarin à l’adresse suivante http://renaud-reynek.com.