La Grenobloise Suzanne Renaud, poétiquement elle…

Meylan, photo: Magdalena Hrozínková

Le Dauphiné est uni avec la Bohême par un lien privilégié transmis de génération en génération depuis l’entre-deux-guerres. A l’origine de ce lien, il y a une histoire d’amour, celle de Suzanne Renaud et de Bohuslav Reynek, d’une poétesse grenobloise et d’un poète et artiste installé au fin fond de la Bohême. Une histoire d’amour, mais aussi d’exil et de souffrance comme nous le racontent Marie-Odile Tourmen, Anne Guerry et Annick Auzimour, trois femmes marquées par le destin et l’œuvre de ce couple franco-tchèque que Radio Prague a récemment rencontrées à Grenoble.

Marie-Odile Tourmen,  photo: Magdalena Hrozínková
« J’aime cette femme », c’est autour de cette phrase que Marie-Odile (dite Mao) Tourmen a construit son spectacle sur la vie et les poèmes de Suzanne Renaud, un spectacle présenté le 10 octobre dernier à Meylan, près de Grenoble. La soirée a été organisée par l’association Romarin, fondée et présidée par Annick Auzimour, association qui diffuse l’œuvre du couple Renaud-Reynek en France.

Grenoble vue depuis Corenc,  photo: Magdalena Hrozínková
C’est en 1923 que le graveur, poète et traducteur Bohuslav Reynek effectue son premier voyage à Grenoble pour y rencontrer Suzanne Renaud, l’auteure du recueil de poèmes « Ta Vie est là », livre qui l’a emballé. Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek se marient en 1927 à Grenoble, où naîtront quelque temps après leurs deux fils. Jusqu’en 1936, le couple partage sa vie entre le Dauphiné et le petit village de Petrkov, dans les Hauteurs tchéco-moraves. Choquée par les accords de Munich, en septembre 1938, Suzanne Renaud ne peut plus quitter la Tchécoslovaquie jusqu’en 1947, l’année de son dernier séjour en France. Après la guerre, la vie de la famille Reynek, dont la maison ancestrale de Petrkov est transformée en ferme d’Etat, est marquée par la désillusion et le dénuement. Sans jamais cesser d’écrire, sans rompre le lien avec sa famille et ses amis grenoblois, Suzanne Renaud meurt en Tchécoslovaquie en 1964.

« J’aime cette femme », répète Marie-Odile Tourmen sur scène, en longue robe noire et chevelure couleur de neige. Elle explique :

Meylan,  photo: Magdalena Hrozínková
« Je le dis tout le temps. C’est un peu un leitmotiv. J’aime cette femme qui va rentrer en poésie et se faire éditer. J’aime cette femme qui rencontre Bohuslav et qui veut bien engager sa vie avec cet homme, dans une part d’inconnu tout de même assez grande. J’aime cette femme qui pensait qu’elle allait vivre une vie assez tranquille, originale, certes, car menée entre Grenoble et Petrkov. J’aime cette femme qui va réagir devant l’horreur de l’enfermement qu’elle va subir avec la guerre qui arrive. Et j’aime cette femme qui s’engage dans une position de résistante face à la russification de la Tchécoslovaquie. Elle met ses compétences de poétesse et de traductrice pour sauver une part orale de cette tradition tchèque qui relève des comptines, devinettes et autres poèmes populaires. »

« J’aime cette femme après, qui reprend son travail d’écriture, qui écrit des vers brefs. Elle change sa versification, au départ assez classique, pour arriver à quelque chose de beaucoup plus heurté, jusqu’à l’extrême de petits haïkus que j’aime beaucoup. J’aime cette femme à la fin de sa vie… Elle sait qu’il faut qu’elle renonce, qu’elle ne reverra plus jamais son pays. On ressent chez elle une grande douleur, mais en même temps une grande acceptation. Elle part de ce pays en restant une Française en exil. »

« Maman envoyait à Petrkov du thé et du café qu’elle torréfiait elle-même »

Anne Guerry,  photo: Magdalena Hrozínková
Anne Guerry : « Suzanne Renaud était un peu plus âgée que maman. Suzanne avait suivi des études de lettres à Grenoble. Ma mère a aussi suivi des études de lettres, mais en anglais et un peu plus tard. Elles ont appartenu à une génération de femmes qui ont fait des études supérieures à une époque où cela n’était pas tout à fait courant. Mais dans leur cas, il faut bien le préciser, il s’agissait d’études supérieures qui ont reflété leur goût pour la littérature. Ma mère a toujours écrit à Suzanne Renaud, leur amitié épistolaire a été très profonde. L’arrivée des lettres de Suzanne a toujours été un moment de célébration à la maison. Je me souviens qu’à Noël, maman préparait toujours du café et du thé pour les envoyer aux Reynek qui n’avaient rien. L’odeur de ce café que ma mère torréfiait à la maison a marqué pour moi le début des fêtes de Noël. Au retour, nous recevions souvent une gravure ou un original de poème… C’était toujours quelque chose de précieux. »

Anne Guerry, que vous venez d’entendre, est l’une des filles de Jeanne Guerry, cette amie de Suzanne Renaud qui entretenait avec la poétesse une amitié épistolaire. C’est grâce à la famille Guerry que Marie-Odile Tourmen a découvert la poétesse grenobloise.

Pour entrer dans l’œuvre de Suzanne Renaud, il faut l’entendre

Soirée de Romarin a Meylan,  photo: Magdalena Hrozínková
M.-O.T. : « J’ai fait des études de beaux-arts, avec une des filles Guerry, Lison, qui est décédée aujourd’hui. Elle était dans la même promotion que moi. Moi, j’étais une pauvre petite étudiante, un moineau dans une petite piaule sous les toits, avec très peu de moyens. De temps en temps, mon amie Lison m’invitait à dîner le soir chez eux, pour que j’aie un bon repas. Madame Guerry m’accueillait avec beaucoup de gentillesse. Un soir, où j’étais chez eux, une lettre de Suzanne Renaud est arrivée. Là, la vie s’arrête ! Tout le monde est autour. J’étais étonnée et Lison m’a mis au courant. Cette anecdote, je l’ai effacée de ma vie. Des années après, je suis arrivée à l’œuvre de Suzanne Renaud par l’intermédiaire d’Annick Auzimour qui a lancé l’association Romarin. »

« Or moi, je suis une diseuse, une porteuse de parole. J’ai eu l’impression que de ce couple, on favorisait toujours Bohuslav Reynek, parce qu’il y avait une certaine facilité à parler de lui. Il suffisait d’avoir une salle d’exposition et d’y accrocher ses gravures. Mais une poétesse, elle n’a que ce qu’elle a écrit. On peut la lire, effectivement. Mais si on veut vraiment entrer dans son œuvre, il faut l’entendre. Il faut que les mots sonnent. Personne ne le fait ! Eh bien moi, je le fais. »

'Lettres à Bohumila',  photo: Magdalena Hrozínková
Romarin vient de publier, en édition bilingue franco-tchèque, et de présenter au public grenoblois à Meylan, le livre « Lettres à Bohumila ». Cet ouvrage regroupe une poignée de lettres que le futur grand artiste Bohuslav Reynek a adressées en 1921, avant de connaître Suzanne Renaud, à une jeune fille, Bohumila Pojerová, qui semblait lui être destinée. Marie-Odile Tourmen nous donne son opinion, assez tranchée, sur ce livre :

« Ce que je dis, c’est personnel. Je trouve que la personnalité de Suzanne a beaucoup plus de poids et de chair que Bohumila. Cette jeune fille est mignonne, mais cela ne va pas très loin… Lettres à Bohumila donnent plutôt un éclairage sur la personnalité de Reynek : quelle était sa recherche, en quoi voulait-il une femme près de lui… Je crois qu’effectivement, Suzanne a répondu au plus près de ce que pouvait espérer Reynek. Mais… leur couple n’a pas été facile. Ce qui a été une grande souffrance pour Suzanne, c’étaient ces années de misère à laquelle sa vie bourgeoise ne l’avait pas préparée. Bohuslav, lui, il le prenait au fond très bien. Cela correspondait dans une certaine manière à son austérité, à son mysticisme. Il faisait avec très bien. Pas Suzanne ! Voilà pourquoi je dis, dans mon spectacle, lorsque j’évoque leur rencontre : un même partage, une même foi, le même goût du beau, de la contemplation, le même sens artistique... Est-ce assez pour souder un couple ? »

L'église de Corenc,  photo: Magdalena Hrozínková
Pour terminer, faisons une escale à Corenc, un village près de Grenoble, où, en citant Suzanne Renaud, les « montagnes légères et roses fleurissent comme des vergers dans le soir frileux… ». C’est en compagnie d’Annick Auzimour qui, nous l’avons dit, a promu durant toute sa vie et continue à promouvoir l’œuvre du couple Renaud-Reynek en France.

A.A. : « On arrive ici le soir, au-dessus de la ville. Sur ce petit promontoire se dresse l’église de Corenc qui est représentée sur plusieurs dessins et fusains de Reynek. Elle me fait penser à des phrases tirées des lettres de Suzanne Renaud à ses amis. Comme celle-ci que l’on trouve dans une lettre adressée à Henriette Gröll, le 13 mars 1933 : ‘Adieu donc, la douce brume bleue si tendrement consolante sur le coteau de Corenc et son église qui luit comme un caillou blanc perdu sur le chemin du ciel.’

Le 20 mars, Reynek écrit à Jeanne Guerry : ‘Je vous avoue qu’un retard me serait trop pénible – mon travail m’attend, j’ai besoin de respirer et j’ai une envie presque maladive de gratter le cuivre.’

L’une voulait rester, l’autre voulait partir… »