Les souvenirs ressuscités d’un prix Nobel
« Je ne veux pas écrire de Mémoires. Je n’ai même pas à la maison un bout de papier avec des notes et des dates. Je n’ai pas non plus assez de patience pour écrire ce genre de livre. Il ne me reste alors que des souvenirs. Et le sourire », écrit le poète Jaroslav Seifert dans la préface de son recueil de souvenirs intitulé « Toutes les beautés du monde ». Le livre est sorti récemment en tant que 15e tome des œuvres complètes de Jaroslav Seifert aux éditions Akropolis.
Evocation de toute une pléiade d’artistes
En effet, « Toutes les beautés du monde » n’est pas un livre de Mémoires classique. Il s’agit plutôt d’une mosaïque, d’un caléidoscope de souvenirs écrit par un homme qui sait donner au passé une aura poétique. Jaroslav Seifert réunit dans ce livre de petites histoires et anecdotes surtout capricieuses, comme il dit, mais parfois aussi tristes et sombres. Il se laisse emporter par ce courant irrésistible qui fait resurgir dans sa mémoire le Prague de son enfance, le quartier de Žižkov où il est né et qui a été le théâtre de ses premières amitiés, de ses premiers amours et de ses premières déceptions. Il évoque de nombreux amis, des camarades de classe, des voisins mais aussi des femmes qui ont laissé une empreinte dans son âme et dans son cœur. Son livre est cependant surtout une évocation de ses amis artistes et un hommage rendu à toute une pléiade de poètes, écrivains et peintres qu’il a rencontrés et qui ont joué un rôle dans sa vie. Il les évoque par petites touches, à travers de menus épisodes, par des détails de leur comportement et de leur physionomie qui leur rendent la vie et qu’on ne trouve ni dans l’histoire de la littérature, ni dans les manuels scolaires. Editrice du 15e tome de ses œuvres complètes, Marie Jirásková a eu la chance de connaître le poète et de travailler avec lui. Elle se souvient :« Je me suis aperçue avant tout du fait qu’il savait communiquer avec toutes les générations, avec les jeunes, les adultes d’âge moyen et les vieux. Cela n’est pas du tout courant. Outre cela, je me suis rendue compte en lisant ses œuvres et les critiques de ses œuvres qu’il avait de l’intérêt pour un large éventail d’auteurs et de tendances artistiques. Dans l’entre-deux-guerres, il admirait la poésie de Jan Zahradníček et il aimait beaucoup aussi les poètes Karel Toman et Josef Hora. Il parlait souvent de Josef Hora et déplorait énormément que ses œuvres ne paraissaient plus. »Le nom de Josef Hora revient d’ailleurs souvent dans les souvenirs de Jaroslav Seifert avec d’autres poètes, écrivains qui ont marqué la littérature tchèque dans la première moitié du XXe siècle - František Halas, Konstantin Biebl, František Hrubín, Josef Havlíček, František Xaver Šalda, Vladislav Vančura et beaucoup d’autres. Il n’oublie pas non plus les peintres et les sculpteurs comme Josef Šíma, Jindřich Štýrský, Toyen, etc.
Une vie dans la vérité
Jaroslav Seifert est né à Prague avec le XXe siècle. Il a vu le jour en 1901 dans une famille pauvre dans le quartier ouvrier de Žižkov. Très sensible à la condition sociale de l’homme, il adhère au parti communiste, mais il en sera exclu en 1929 pour avoir critiqué la politique de la direction du parti. Il ne se départira jamais plus de son esprit critique ce qui lui vaudra beaucoup de problèmes et de difficultés, mais il ne se laissera pas dompter. En 1956, il prononce devant le IIe congrès des écrivains tchécoslovaques son célèbre discours dans lequel il prend la défense des écrivains proscrits pour leurs opinions :
« Nous entendons toujours et toujours les voix disant que l’écrivain doit écrire la vérité. Cela signifie, si je comprends bien, qu’au cours de ces dernières années les écrivains n’ont pas écrit la vérité. Ont-ils écrit la vérité ou non ? Volontairement ou involontairement ? Avec ou sans complaisance ? Je me retourne sur le passé cherchant en vain parmi les grands poètes tchèques, comme Neruda, Čech, Machar et Dyk, un seul qui se serait arrêté au milieu de son œuvre pour annoncer à son peuple et à ses lecteurs qu’il n’a pas dit la vérité. Vous souvenez-vous d’un seul de ces écrivains qui aurait dit : ‘Lecteur, pardonne-moi, je passais à côté de ta douleur et des souffrances du peuple tchèque, et j’ai fermé les yeux. Je n’ai pas dit la vérité.’ Si quelqu’un d’autre tait la vérité, c’est peut-être une sorte de manœuvre tactique, si c’est un écrivain qui tait la vérité, il ment. » Toute la vie de Jaroslav Seifert sera marquée par la disgrâce de différentes autorités et de différents régimes, mais il ne se laissera pas décourager et continue à écrire. Son œuvre poétique sera une des plus riches et des plus variées dans toute la littérature tchèque. Absorbant les impulsions de toutes les avant-gardes de la première moitié du XX siècle, la poésie de Jaroslav Seifert restera pure, claire et originale. Il écrit obstinément malgré la censure qui ne lui permet pas de publier certaines de ses œuvres. Même son livre de souvenirs « Toutes les beautés du monde » ne peut paraitre d’abord qu’en samizdat et circule parmi les lecteurs dans d’innombrables copies dactylographiées. Pour le régime communiste des années 1950 et pour celui de la Tchécoslovaquie occupée par l’armée soviétique dans les années 1970 et 1980, Jaroslav Seifert est cependant un adversaire redoutable. Le régime qui cherche à le dompter et réduire au silence, se voit obligé de le prendre en considération et de publier une partie de ses œuvres lorsque le poète reçoit en 1984 le prix Nobel. Ses obsèques en 1986 à la basilique Sainte-Marguerite à Prague-Břevnov seront une véritable manifestation pour la liberté.Le pouvoir du poète
Aujourd’hui encore, Jaroslav Seifert reste un des auteurs tchèques les plus connus. Il figure dans les manuels scolaires, mais l’éditrice de son œuvre Marie Jirásková estime que nous ne le connaissons pas assez et qu’il faut faire plus pour donner aux lecteurs l’envie de le lire :« J’ai quand même l’impression que son nom ne résonne plus dans la société tchèque comme il le mérite. Et c’est pourquoi, quand on a décidé de publier cette édition critique des œuvres complètes de Jaroslav Seifert, j’ai commis le sacrilège de dire qu’il faudrait publier d’abord ses œuvres en édition populaire ce qui faciliterait leur diffusion parmi les lecteurs. Vous savez, l’édition critique est pour les spécialistes mais les lecteurs ne l’achèteront pas. Et aujourd’hui encore je suis désolée de ne pas avoir réussi à imposer cette idée. »
La dimension politique de la biographie de Jaroslav Seifert ne se reflète que faiblement dans son livre de souvenirs où il évoque surtout les moments poétiques de sa vie. Il ne prend pas le lecteur à témoin des conflits et des combats mais lui propose plutôt des souvenirs pleins de charme, les dons les plus précieux que la vie lui a donnés et dont la beauté ne peut être ressuscitée que par la poésie. Le pouvoir suprême du poète est de pouvoir sauver de l’oubli les moments privilégiés de sa vie. Jaroslav Seifert était bien conscient de ce pouvoir et de la force de la poésie. Il l’a exprimé par ces paroles :
« Le poète Robinson Jeffers dit quelque part que toutes les choses dans ce monde sont belles et que c’est au poète de choisir ce qui perdurera. Je le dirais un peu différemment. Toutes les choses dans ce monde ne sont pas belles mais celles qui vous choisissent perdureront au moins aussi longtemps que vivra le poème que vous allez écrire. La force invisible de la poésie imprègne le monde entier et produit des miracles qui sont à la portée de nos yeux, que ce soit l’espoir ou le désespoir, le grondement des canons ou une idylle paisible qui se trouvent sur son chemin. Elle est partout comme l’eau et l’air et, comme eux, elle est quasi éternelle. »(Le livre « Toutes les beautés du monde » est sorti aussi en traduction française de Milena Braud en 1991 aux éditions P. Belfond.)