La Tchécoslovaquie à travers les archives de Radio Prague (1936-1939)
Radio Prague diffusait pour la première fois le 31 août 1936 depuis la station de Poděbrady. Le calcul est rapide : la station internationale de la Radio publique tchèque fête ce mercredi 31 août 2016 son 80e anniversaire. A cette occasion, cette rubrique historique s’est intéressée aux archives de notre station, et d’abord à celles, relativement rares, de ses premières années d’existence. Elles permettent de mieux saisir l’atmosphère de cette période tragique pour la Tchécoslovaquie, menacée puis dépecée par l’Allemagne nazie, alors que le monde sombrait dans la guerre.
L’amitié franco-tchécoslovaque sur l’ancêtre de Radio Prague
1936 : l’année du Front populaire, des congés payés, de « La vie est à nous » de Jean Renoir ! En Tchécoslovaquie, cette année bissextile est marquée par plusieurs événements : la noyade de 31 écoliers fin mai dans la rivière Thaya, la première retransmission télévisée durant les Jeux olympiques de Berlin ou bien encore l’inauguration à Ústí nad Labem du pont Edvard Beneš, du nom du président alors en fonction en République tchécoslovaque.Surtout, la date à retenir est le 31 août 1936 quand la Radio publique tchécoslovaque, sur le modèle de ce qui se fait déjà dans plusieurs autres pays européens, lance ses émissions internationales, dont le principe et le budget ont été actés l’année précédente. Prague diffuse d’abord vers l'Europe, l'Amérique et le Proche-Orient, en tchèque, slovaque, anglais, allemand et en français. D’autres langues viendront bientôt enrichir ses programmes.
La période de l’entre-deux-guerres est une ère très riche pour la coopération franco-tchécoslovaque dans de nombreux domaines, culturels et scientifiques. Depuis l’obtention de son indépendance en 1918, grâce en partie au soutien français, la Tchécoslovaquie est en effet un pays largement francophile et francophone.
Dans la seconde partie de la décennie 1930, cet esprit est encore présent avec des échanges fructueux qui s’expriment par exemple à travers l’hommage rendu par le célèbre slaviste Louis Eisenmann, alors directeur de l’Institut Ernest Denis, qui allait devenait l’Institut français de Prague, à l’historien Josef Pekář, décédé en janvier 1937. Un hommage dont voici les premiers mots :« En Josef Pekář, qui vient de mourir à 67 ans, la Tchécoslovaquie a perdu son historien national. Il l’était par le choix des sujets qu’il traitait, par l’esprit dans lequel il les traitait, par toute sa tournure d’esprit, par toute sa personne. »
Le service international de la Radio tchécoslovaque se fait ainsi l’écho des grandes manifestations culturelles qui anime le pays, à l’image du congrès international du PEN club, cette association d’écrivains du monde entier, qui a lieu fin juin 1938 dans la capitale tchécoslovaque, sous l’égide de son président de l’époque qui n’est autre que Jules Romains.
Dans le monde religieux aussi, le service international de la Radio tchèque se fait le témoin d’expériences partagées. Celle du cardinal et archevêque de Prague Jean Verdier en particulier, qui de retour d’un congrès à Budapest au début de l’année 1938, s’arrête en Tchécoslovaquie, une étape qu’il relate avec émotion :
« Je ne puis vous dire combien je reste touché par l’accueil que j’ai trouvé auprès de vous. Depuis les frontières de la Tchécoslovaquie jusqu’à Prague, on peut dire que mon voyage a été une série d’ovations. J’ai senti battre le cœur du peuple tchécoslovaque, plein de fierté, plein d’espérance pour tous ses amis. J’ai constaté que, au-dessus de tous les partis, vous saviez vous unir pour acclamer votre chère patrie, pour affirmer votre foi dans ses destinés. »
Une émotion qu’il double de prières, qui avec le recul des années, prennent un goût particulier. Jean Verdier s’exprime alors à la troisième personne :« Il portera votre souvenir souvent dans ses prières. Il demandera au bon Dieu de garder dans son intégrité ce beau pays de Tchécoslovaquie et de lui permettre de remplir sa destinée pour le bien et pour le bonheur de l’humanité toute entière. Au revoir, mes chers amis. »
La tension monte avec l’Allemagne
Car ces années sont celles de la montée des tensions en Europe. Les nazis sont au pouvoir en Allemagne. Leur programme comprend la réunion en un seul pays de toutes les populations germaniques. Cela vise directement la Tchécoslovaquie où vivent plusieurs millions d’Allemands, dont nombre d’entre eux sont localisés dans la région des Sudètes, dans les zones frontalières de la Bohême et de la Moravie.
A travers un système d’alliances, Prague, avec l’appui de Paris, entend garantir son intégrité territoriale. Mais les provocations allemandes mettent à l’épreuve la solidité de l’amitié avec la France. En mars 1936, Hitler a procédé à la remilitarisation de la Rhénanie. A part quelques déclarations énergiques et des négociations infructueuses à la Société des nations, la France et le Royaume-Uni restent impuissants.
Ecouter les archives de Radio Prague permet d’appréhender l’ambiance des relations franco-tchécoslovaques. La visite d’Yvon Delbos, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement du Front Populaire, à Prague en décembre 1937, alors que l’Allemagne se fait de plus en plus menaçante, en est une bonne illustration. Son séjour est motivé par la célébration du 20e anniversaire des légions tchécoslovaques et semble marqué par les mêmes effusions de liesse populaire que celles qu’a connues Jean Verdier. En tous les cas, si l’on en croit le quotidien Ouest-Éclair, qui titre « M. Delbos acclamé par les populations de Tchécoslovaquie ». Le ministre le confirme dans son discours :
« Le privilège qui m’est réservé aujourd’hui d’apporter à la Tchécoslovaquie comme ministre des Affaires étrangères de France le salut affectueux de mon pays restera l’un des souvenirs les plus chers de ma carrière politique. Les démonstrations de sympathie et la chaleur de l’accueil dont j’ai été l’objet dès mon arrivée sur votre territoire ajoute encore à cette émotion. »
Yvon Delbos rencontre à Prague son homologue tchécoslovaque Kamil Krofta. Celui-ci fait état, dans un français limpide, des relations privilégiées entre les deux pays et en profite pour rendre un hommage appuyé au « président libérateur », Tomáš Garrigue Masaryk, décédé deux mois plus tôt. Mais il aborde aussi, sans la nommer, la menace que fait peser Berlin sur son pays. Kamil Krofta dit alors avoir confiance dans la résolution pacifique et internationale des litiges entre Etats, via la Société des Nations, mais également dans l’alliance avec la France :
« Encore aujourd’hui nous persistons à croire que notre collaboration intime et notre solide alliance, fondée sur ces principes, sont la vraie garantie de la sécurité de nos pays. Mais il reste caractéristique de notre politique, que nous désirons sincèrement et faisons notre possible pour que jamais l’un de nous n’ait besoin d’assistance de la part de l’autre afin de résister à toute tentative menaçant notre sécurité. »
Dans son allocution, Yvon Delbos entend rassurer son allié tchécoslovaque :
« L’amitié de la France à l’égard de votre pays est à l’abri de toutes les épreuves parce qu’elle repose sur des bases inébranlables. »
Yvon Delbos parle aussi du respect des traités signés entre les deux pays et de la volonté française d’œuvrer en faveur de la paix. Pourtant les épreuves bientôt à venir sonneront le glas de cette amitié et de ses bases inébranlables.
« Je bois à la santé de M. Albert Lebrun, président de la République française, à votre santé et à la prospérité de la France, amie et alliée. » conclut M. Krofta.
Au début de l’année 1938, on veut croire en la paix. Les archives de Radio Prague font état de cette volonté de ne pas accepter que le malheur puisse arriver, que le pire ne puisse pas être évité. De façon significative, le président Edvard Beneš participe en avril, à peine un mois après l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, à la cérémonie de la paix de la Croix-Rouge. Il s’y exprime, en français, en ces termes :« Cette action a pour devise la devise même des présidents de la République tchécoslovaque qui est inscrite dans les armes de l’Etat : la vérité l’emporte. La paix et la vérité, la vérité et la paix ; comme ces deux notions sont étroitement liées l’une à l’autre ! Il n’est pas de paix sans vérité, il n’est pas de vérité sans paix. »
Et le président tchécoslovaque de fournir plus loin dans ce discours la recette pour la résolution pacifique des tensions entre Etats :
« Oui certes, la vie est remplie de conflits et de luttes que provoquent les intérêts et les besoins des individus, des partis, des classes, des nations et des Etats. Mais nous professons, et nous voulons appliquer dans la pratique les principes que ces conflits, dans les nations qui ont une culture véritablement humaine, ne doivent pas se régler par la violence et par les armes, mais bien par la discussion, le compromis et l’entente. »
Munich interrompt les émissions internationales de la Radio tchécoslovaque
Cette méthode va s’avérer insatisfaisante alors qu’Hitler demande désormais avec insistance l’autodétermination pour les populations germanophones vivant en Tchécoslovaquie. Le refus de Prague pourrait conduire Berlin à déclarer la guerre et, par le jeu des alliances, entraîner l’Europe dans le conflit. Le 28 septembre 1938, Edouard Daladier, le président du Conseil, c’est-à-dire le chef du gouvernement français, fait une allocation radiodiffusée, y compris par le service international de la Radio tchécoslovaque :« J’ai été saisi, au début de cet après-midi, d’une invitation du gouvernement allemand à rencontrer demain matin à Munich le chancelier Hitler, M. Mussolini et M. Neville Chamberlain. J’ai accepté cette invitation […]. Ma tâche est rude. Depuis le début des difficultés que nous traversons, je n’ai pas cessé un seul jour de travailler à la sauvegarde de la paix et des intérêts vitaux de la France. Je continuerai demain cet effort, avec la pensée que je suis en plein accord avec la nation toute entière. »
La suite est connue : Français et Britanniques acceptent l’annexion des Sudètes par l’Allemagne, persuadés d’avoir sauvé la paix. Le 30 septembre, la Wehrmacht pénètre le territoire tchécoslovaque sans rencontrer de résistance. Les troupes tchécoslovaques ne peuvent pas, seules, faire face à l’agression allemande et Edvard Beneš signe quelques jours plus tard l’ordre de démobilisation.
Correspondant à Prague pour différents journaux, Hubert Beuve-Méry, le futur fondateur du Monde, est un observateur de choix des événements tragiques de cet automne 1938. S’exprimant à la radio, ce « speaker occasionnel », comme il se présente, fait un récit saisissant des sentiments qui agitent alors les citoyens tchécoslovaques :
« La population de Prague est d’autant plus calme que la situation est plus grave. Ce calme, un peu lourd, et que seuls des initiés pouvaient interpréter à coup sûr, n’a guère été troublé que trois fois en ces quinze derniers jours : une première fois après la remise de la première note franco-britannique, la seconde le soir de la mobilisation, la troisième au lendemain de l’accord de Munich. La première fois, c’était l’élan spontané d’un peuple surpris et inquiet vers l’armée issue de lui-même, dépositaire de sa force et fidèle interprète de ses volontés. La seconde, c’était le bruissement fébrile et pourtant ordonné qui monte de la fourmilière au moment de grandes alarmes. La troisième, c’était la douleur et l’accablement d’un peuple auquel ses chefs de guerre eux-mêmes expliquaient par l’intermédiaire des haut-parleurs pourquoi ils avaient dû accepter d’être vaincus, sans avoir combattu. »Hubert Beuve-Méry évoque ensuite les graves difficultés qui attendent la Tchécoslovaquie dans ses nouvelles dimensions étriquées : l’accueil des réfugiés ayant fui les Sudètes, le défi de la perte de ses capacités industrielles et de la désagrégation de son réseau de transport, notamment ferroviaire, et la réorganisation politique.
Il constate que dans les relations internationales, c’est la force qui a gagné, en citant un article du quotidien Lidové noviny : « Puisque le monde doit être dominé par la force et non par le droit, notre place doit être où est la plus grande force et le plus grand esprit de décision ». Hubert Beuve-Méry ne veut cependant pas s’arrêter à ce constat pour le moins résigné :« Cette morale, un peu amère, trouve aujourd’hui, mes chers auditeurs, une trop facile justification. Il va sans dire que, ni pour le peuple français, ni pour le peuple tchèque, qui menèrent tant de fois des luttes parallèles, elle ne saurait être définitive. »
L’Allemagne occupe toute la Tchécoslovaquie dès mars 1939. Les émissions en langues étrangères de la Radio tchécoslovaque sont alors interrompues et ne reprendront qu’après la guerre.