« Avec ou sans eux » : le départ des soldats soviétiques de Tchécoslovaquie, vu par Dana Kyndrová
Il y a vingt-cinq ans de cela, le 27 juin 1991, le dernier convoi de soldats soviétiques quittait la Tchécoslovaquie. Ainsi s'achevait une période d'occupation qui a duré plus de vingt ans. La photographe Dana Kyndrová, bien connue pour ses nombreux travaux sur l'histoire de la République tchèque, a capté ces instants. La galerie Leica expose actuellement et jusqu'au 4 septembre ses photographies, enrichies d'une nouvelle série de clichés pris en 2015.
« Bonjour. »
Cette exposition, Avec ou sans eux, confronte deux séries de photographies: quel regard portez-vous sur celles que vous avez prises il y a vingt-cinq ans de cela ?
« Vous savez, je pratique la photographie depuis quarante ans maintenant. J'ai mené beaucoup de projets en rapport avec l'histoire. Le regard que je porte sur ces photos n'a donc rien de spécial. Mais, tout de même, regarder ces photos et se dire que vingt-cinq ans ont passé depuis ces événements, c'est terrible ! »
Dans l'un de vos entretiens, vous avez dit que vos photos étaient comme des enfants. Ce sont donc des enfants qui ont grandi ?
« Oui, je le vois comme ça. Ce qui est important, quand vous faites de la photographie, c'est l'épreuve du temps. Si vous pouvez regarder vos photos dix ans, vingt ans après, et si vous trouvez qu'elles sont bonnes, qu'elles disent quelque chose, alors vous avez fait quelque chose de bien. »
Et trouvez-vous que ces enfants ont bien grandi ?
« Je trouve qu'ils ont bien grandi, oui ! J'ai ajouté d'autres clichés à ces photos: c'était l'idée de la directrice de la galerie Leica. Pour ma part, je n'aime pas revenir en arrière. Mais elle voulait que je retourne là-bas. Alors je me suis dit : qu'est-ce que je peux y faire, si tel est son désir ? Je suis donc retournée là-bas, et finalement, j'en suis contente parce que j'ai pu ajouter des photos à ma première série. Ces photos, prises vingt-cinq ans après les premières, clôturent en quelque sorte mon projet. »
Vous avez l'impression d'avoir bouclé quelque chose ?
« Oui. Pendant les années 70 et 80, j'ai travaillé sur la Tchécoslovaquie de ces années-là, sur la Normalisation, la période qui a suivi l'invasion du pays par les troupes soviétiques. C'était une époque triste. Je photographiais les manifestations communistes, des choses de ce genre. Pour moi, le départ des troupes soviétiques a marqué la fin de cette époque. Une période de vingt ans, pendant laquelle j'ai fait mes études. Une époque très dure. Maintenant elle appartient au passé, et c'est tant mieux. »Vous étiez à Milovice, l'une des bases des troupes soviétiques, au moment du départ. Comment avez-vous ressenti l'ambiance de ce départ?
« Vous savez, après la révolution de velours, nous étions tous très heureux, mais il restait une chose très importante à régler : le départ des troupes. A l'université, j'ai étudié le français et le russe. Je pouvais donc communiquer avec les soldats. Le fait de pouvoir communiquer avec eux était très important, mais ce qui s'est avéré encore plus important pour mon travail, c'est que je suis une femme. Pour eux, à cette époque-là, une fille qui se promenait comme ça, ce n'était pas un danger. Je pouvais donc entrer un peu partout. Les autres photographes qui étaient sur place étaient un peu jaloux. »
Jiří Dientsbier, le ministre des Affaires étrangères de l'époque, disait qu'il avait eu le sentiment que même Moscou ne savait pas quoi faire de ces hommes. C'est aussi le sentiment que vous avez eu ? Ces hommes étaient abandonnés?
« Oui. Les soldats soviétiques occupaient aussi la Pologne, et beaucoup d'autres endroits. Nous, nous avons été les premiers à les chasser. Lorsque l'on parlait avec les soldats – pas avec les soldats ordinaires, mais avec les colonels, les gens haut gradés – on s'apercevait qu'ils ne savaient pas ce qui les attendait. Ils disaient : ‘on ne sait pas ce que l'on va faire. Ici nous avons des maisons, et tout ça.’ Alors c'est vrai que pour eux, l'avenir était très incertain. »Sur ces photos, on voit des hommes jeunes, parfois ils ont à peine une vingtaine d'années. Ils sont au milieu de leurs bagages, l'un d'entre eux joue de la guitare, ils ont l'air un peu perdu, et ce qui est très émouvant, c'est qu'il y a une grande impression d'innocence qui se dégage de ces jeunes gens. Est-ce une interprétation qui vous choque ou est-ce quelque chose que vous avez voulu restituer ?
« Cette impression vient de leur apathie. Vous savez, j'ai aussi travaillé sur la Russie, et je connais très bien ce pays. Je connais très bien la mentalité et la façon dont les choses se passent là-bas. Les soldats sont habitués, ils savent que ce ne sont pas eux qui décident. Alors ils attendent les décisions. Moi je leur disais : ‘c'est très bien que vous partiez, c'est Gorbatchev qui l'a décidé !’. Mais eux répondaient simplement : ‘bon, si c'est décidé, alors nous partons. Mais pour nous, que nous soyons ici ou en Ukraine… on s'en fiche.’ »
Sur ces deux séries de photos, vous avez photographié beaucoup d'images, beaucoup d'affiches de propagande, des portraits d´hommes politiques… En tant que photographe, faire des images d'images a dû être un enjeu assez réjouissant, non ?
« Pour moi, l'enjeu le plus important en photographie, c'est l'homme. Henri Cartier-Bresson a toujours été mon idole, et comme lui, ce que je veux photographier, ce sont les gens, surtout. Mais ici, le décor communiste qui était autour de ces soldats était très important. Au moment où les troupes soviétiques sont parties, beaucoup de choses étaient déjà détruites, mais il y avait quand même toujours ce décor autour de nous. Pour moi, la destruction du décor communiste, c'était le symbole de la destruction de l'Union soviétique. Avec ou sans eux ne présente pas de photographies en couleur, mais lorsque j'ai présenté ces photos pour la première fois, il y avait des photos en couleur, parce que je sentais qu'il fallait montrer ce décor en couleur. Le rouge et le jaune, agressifs, faisaient ressortir la misère des soldats ordinaires. C'est la seule fois que j'ai utilisé la couleur. »Vous êtes donc retournée sur les lieux vingt-cinq ans après. Les photos que vous avez prises en 2015 sont des photos d'anciens bâtiments abandonnés, de lieux déserts. Qu'avez-vous souhaité saisir de ces endroits ?
« Ça dépend des lieux. Par exemple, à Milovice, il y a des endroits qui ont été réhabilités, et des gens qui s'y sont installés. Mais il y a aussi des endroits où l'on trouve des bâtiments détruits. Non loin de Milovice, il y a Boží Dar. Là, il y a un peu plus de deux ans, on a détruit 350 bâtiments, et ça a coûté un million de couronnes. Maintenant, il y a tous ces débris de bâtiments, et on ne sait pas ce qu'on va en faire. J'ai pris des photographies plus loin, à côté de Mimoň. Là-bas, il y avait un très grand aéroport. Dans les années 60, les Soviétiques ont élargi la piste pour pouvoir accueillir les avions de guerre. Aux environs de cet endroit, dans les forêts, vous trouvez beaucoup de bâtiments délabrés, il n'y a plus personne. Avant, il y avait des logements, une école, beaucoup de gens vivaient autour de cet aéroport. A Milovice, on a tout réhabilité. Quand vous êtes à Milovice, vous êtes à Prague en quarante minutes grâce au train. Beaucoup de jeunes habitent là-bas, parce que ce n'est pas cher. Milovice est la ville la plus jeune de République tchèque. Mais quand vous vous promenez dans ces forêts où vous voyez tous ces bâtiments délabrés et déserts, dans ces endroits impossibles à repeupler parce qu'il n'y a pas de travail à proximité… C'est vraiment triste à voir. »
Oui, et d'ailleurs ces photos sont surprenantes parce qu'on y voit des bâtiments au milieu des arbres, on y voit la nature reprendre ses droits, et malgré tout, il y a une grande tristesse dans ces photos, il y a beaucoup de gravité.« Oui. C'était mon impression. En plus, j'ai pris des photos là-bas juste avant Noël, il pleuvait beaucoup et je cherchais ces bâtiments en ruines. Heureusement, j'ai trouvé des informations sur internet, grâce à des gens qui cherchent aussi ces endroits, et ça m'a beaucoup aidée. »
Vous avez rencontré des gens sur place ?
« Oui. Par exemple, pour la photo de la maison de la culture avec le portrait de Lénine, j'avais vu une photo de cette maison sur internet. J'ai demandé aux gens s'ils savaient où elle se trouvait, ils m'ont dit : ‘elle doit être quelque part par-là’. J'ai croisé un monsieur qui réparait sa voiture, et il m'a dit ‘je crois que si vous marchez dans la forêt, elle est quelque part par-là’. J'ai fini par la trouver ! »
Un vrai jeu de piste !
« Oui. J'étais contente parce qu'elle était encore en bon état. Je suis restée là une heure et demie à prendre des photos. Si quelqu'un était passé par là, il aurait pensé : ‘elle est folle !’. Mais je suis très heureuse d'avoir cette photo, cette photo du mur avec Lénine, parce que c'est vraiment le point final de mon projet. »
Sur l'une des photographies de la première série, il y a un slogan qui dit « Nous partons mais notre amitié reste ». Quel sentiment avez-vous eu en prenant cette photo ?
« C'était la devise du départ. Cette photo, je l'ai prise en Slovaquie, parce que les soldats ont d'abord quitté la Slovaquie. C'était en novembre 1990. Il y a eu une cérémonie, avec un défilé. Les soldats, ou les dirigeants, pensaient que la ville de Rožňava se rassemblerait pour dire adieu à l'armée soviétique. Mais il n'y avait personne, à part les Russes. C'était vraiment rigolo. Chaque année, pour la nouvelle année, j'envoie une photo. Et cette année-là, j'ai envoyé cette photo à une amie photographe qui vit à Londres. Elle m'a répondu : ‘je n'ai jamais reçu une photo si triste.’ A ce moment-là, un journaliste a écrit : ‘ils sont partis tous en même temps, mais ils reviendront un par un.’ Et c'est vrai. Ils sont très nombreux ici, actuellement. Parfois, on me demande : ‘tu n'as pas peur que l'armée revienne un jour ?’. Je réponds ‘mais non, ils sont déjà là’. »« Nous avons montré cette exposition en Ukraine, à Maïdan, et elle a eu un grand succès. Je n'ai pas pu y aller car j'étais en Afrique à ce moment-là, mais j'ai envoyé une petite lettre avant le vernissage pour leur dire: ‘lorsque les soldats russes ont quitté la Tchécoslovaquie, les Tchèques n'ont pas tellement célébré l'événement. Mais je pense que lorsqu'ils quitteront l'Ukraine, vous célèbrerez bien leur départ.’ Mais les Russes sont toujours en Ukraine, et pour les Ukrainiens la situation est très difficile. »