1989 et moi et moi et moi – Dana Kyndrová : « Manifester, c’était bien, mais le départ des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie, c’était le plus important »
Notre série spéciale 1989 se poursuit avec la photographe tchèque Dana Kyndrová, qui, armée de son appareil a photographié, déjà avant la révolution de Velours, les rituels du système communiste, comme par exemple les grands rassemblements sportifs, ou les premières manifestations qui ont précédé la chute du régime en novembre. Elle est aussi l’auteure d’un cycle important sur le départ des troupes soviétiques de la Tchécoslovaquie en 1991. Au micro de Radio Prague Int., elle s’est souvenue de l’importance de chaque étape de la révolution de Velours qui ont mené au retour de la démocratie et de la liberté dans le pays.
Dana Kyndrová, bonjour. Vous êtes photographe et nous avons eu plusieurs fois l’occasion de parler ensemble sur Radio Prague Int. Nous nous retrouvons pour convoquer vos souvenirs de l’année 1989 et plus particulièrement de ce mois de novembre 1989. Où étiez-vous ce fameux 17 novembre 1989 ?
« J’étais naturellement à Prague et toute la marche dans les rues, la manifestation de cette journée, je l’ai faite avec ma mère. On a fini comme tout le monde avenue Nationale (Národní třída). Et je n’ai reçu qu’un coup de matraque. »
Votre mère a-t-elle aussi été frappée ?
« Non. On a affiché des visages tristes. Ma mère avait presque 60 ans donc elle n’a rien eu, mais moi si. »
Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette manifestation du 17 novembre ?
« J’avais déjà photographié les manifestations en 1988, lorsqu’on commencé les premiers mouvements protestataires. A l’époque, on m’a confisqué mes pellicules. C’était à l’occasion du 70e anniversaire de la naissance de la Tchécoslovaquie, le 28 octobre 1988. Plus tard, j’ai participé à toutes les autres manifestations. Et nous savions que le 17 novembre était une date importante (le 17 novembre 1939, date rappelant la mémoire de l’étudiant Jan Opletal, tué par les nazis, ndlr. »Avez-vous participé à la Semaine Palach au début de l’année 1989 ?
« J’avais un enfant de 6 ans. J’ai pris la poussette et on y est allés ensemble. La police a jeté de l’eau sur nous, nous a crié dessus. Le soir, après être rentrés à la maison, j’étais avec des amis et mon fils jouait dans sa chambre. On a été stupéfaits de l’entendre crier : ‘La police vous dit de vous disperser !’ »
Vous l’avez emmené le 17 novembre ?
« Non, on savait que ce serait dur. »
On ne pouvait pas prévoir à l’époque comment allaient se dérouler les manifestations, si ça tournerait mal. Aviez-vous votre appareil photo sur vous en novembre 1989 ?
« Oui, mais je n’avais malheureusement que deux pellicules. J’ai tout fini avant d’arriver sur Národní třída. J’étais triste de ne plus avoir de pellicules, mais heureusement il y avait tous les autres qui prenaient des photos. »
Vos amis photographes étaient présents ? Vous étiez aussi avec eux ?
« Tous les photographes qui étaient à Prague étaient présents. »
Quelle ambiance y avait-il dans le cortège ?
« C’était très optimiste. Mais il y avait d’autres moments aussi : j’ai reconnu dans la foule des hommes de la police secrète, ils agitaient les clés comme nous et étaient avec nous. Ils étaient en civil évidemment. J’avais l’impression qu’on nous dirigeait, qu’on nous contrôlait un peu dans le cortège donc ce n’était pas très euphorique pour moi. Je me demandais ce qui allait se passer. »Ces policiers en civil étaient en fait infiltrés dans le cortège de manifestants…
« C’était toujours comme ça, dans n’importe quelle manifestation. C’est comme cela que fonctionnait le système communiste. »
Comment se sont déroulées les journées qui ont suivi le 17 novembre ?
« Le 17 novembre était un vendredi. Samedi, on écoutait toujours Radio Europe Libre. C’est ce qu’on a fait aussi. On a entendu dire qu’un étudiant était mort pendant la manifestation, mais ce n’était pas vrai. Ca a contribué à la suite des événements, même si on n’a jamais vraiment su d’où était venue cette fausse information. Dès lundi, tout le monde était de nouveau dans les rues. »
Quand avez-vous compris que c’était un processus irréversible ?
« Le 24 novembre, quand les communistes ont annoncé que le Comité central était dissous. C’était un vendredi, une semaine après la première manifestation. C’était un moment vraiment très fort. »Vous me disiez hors micro qu’à l’époque déjà on parlait de révolution de Velours, mais que vous n’étiez pas d’accord avec cela.
« C’était bel et bien une révolution de Velours, mais je pense que ce n’était pas forcément pour le mieux. C’est comme avec les enfants qui font une bêtise : il ne faut évidemment pas les frapper, mais il faut dire que ce n’est pas bien. Le discours de l’époque était : ‘Nous ne sommes pas comme eux’ (sous-entendu, les communistes, ndlr). Mais je pense que ce n’était pas forcément bien : il faut toujours une réflexion sur ce qui s’est passé. Et vous voyez le résultat aujourd’hui : on a un Premier ministre qui était à l’époque dans le système communiste… »
Vous pensez qu’il aurait fallu mener un vrai processus de réflexion, avec éventuellement des procès à l’encontre de personnes du régime très impliquées ?
« Il aurait fallu dire clairement que ce qui s’était passé était mal. Je crois qu’une seule personne a fait de la prison à l’époque, mais les autres s’en sont sortis à bon compte. »
Vous avez organisé par le passé des expositions consacrées à l’invasion soviétique de 1968, un événement que votre mère Libuše Kyndrová a beaucoup photographié. Vous aviez 13 ans en 1968. En 1989, avez-vous craint que l’histoire ne se répète ?
« Non. Il était clair que c’était la fin du communisme. C’était dix jours après la chute du mur de Berlin. Gorbatchev était au pouvoir et on voyait que ce régime ne tenait plus. »
Parmi les photos que vous avez faites pendant ces événements, y en a-t-il une dont vous êtes particulièrement contente ou fière ?
« J’aime une photo qui montre un homme d’environ 75 ans, il fait le V de la victoire avec ses doigts, mais son visage est triste. Pour moi, il symbolisait la vie de ma mère, car toute sa vie ‘productive’, elle l’a passée sous le système totalitaire. Les gens de cette génération étaient contents que le régime soit tombé, mais pour eux, c’était un peu tard. La chanteuse Hana Hegerová a dit la même chose : c’est très bien, mais pour moi, c’est trop tard. »
Vous êtes connue entre autres pour votre cycle de photographies consacré au départ des troupes soviétique de Tchécoslovaquie en 1991. Ce départ signe-t-il véritablement le succès de la révolution de Velours ?
« Oui. Je dis toujours que c’était bien de manifester, d’agiter nos clés. Il y avait beaucoup d’émotion. Mais le plus important, ça a été le départ des troupes soviétiques du pays. C’est pour cela que j’ai fait ce projet à l’époque. J’ai préparé pour cette année une exposition itinérante de quinze photographes : elle circule dans les Centres tchèques du monde entier. On y voit évidemment des photographies de novembre 1989 mais aussi celles du départ des Soviétiques car c’était essentiel qu’ils quittent notre pays. Pour moi, cela représentait la fin véritable du système. »Où se trouve l’exposition actuellement ?
« Elle est à Londres, elle va être aussi à Rome. On a ouvert à Tokyo au mois de mai. On ouvre les expositions successivement et elles vont circuler. On peut espérer en France aussi, car elle va voyager ainsi pendant encore cinq ans. Ce sont les meilleures photos de nos meilleurs photographes. Ce sont des photos iconiques. »
Et y a-t-il des expositions que vous recommandez à Prague ?
« Il y a une exposition qui dure depuis au moins quatre mois dans les jardins du Belvédère au Château de Prague. C’est une exposition très bien, en plein air et gratuite. Nous avons aussi ouvert une exposition à la faculté de construction à Prague avec cinq photographes. Mais bon, il faut dire que ce sont plus ou moins toujours les mêmes photos, même si de temps à autres on trouve un nouveau photographe. C’est même un peu trop, et je pense que ça va continuer ! (rires) On va ouvrir aussi une exposition à la Maison européenne, rue Jungmannova. »Pour terminer cet entretien, j’aimerais rappeler qu’évidemment, pour vous comme pour d’autres personnes il y a eu un avant et un après 1989…
« Oui, ça a changé ma vie. Mais pour moi aussi c’était un peu tard finalement. Quand on me demande comment et si j’ai souffert sous le communisme, je dis toujours que quand j’étais jeune, sans enfants, que mes parents étaient jeunes aussi, je ne pouvais pas voyager du tout. C’est le plus regrettable. Ce sont des choses que vous pouvez faire à 20, 25 ans. Mais tout cela, le système nous l’a pris. »