Růžena Vacková ou la force du sacrifice
« La plus grande force réside dans un grand sacrifice. C’est même une force unique parce qu’elle rend fort le bien. » Ces paroles figurent dans une lettre écrite en 1956 par la prisonnière Růžena Vacková. La vie de cette intellectuelle qui était avant tout une femme de cœur et n’a jamais perdu la force de résister au mal, est le sujet du roman de Milena Štráfeldová intitulé « Trestankyně » (La Prisonnière) paru aux éditions Mladá fronta.
Un destin exceptionnel
La biographie de Růžena Vacková peut laisser au lecteur deux impressions contradictoires. D’une part l’horreur et le dégoût provoqués par les atrocités auxquelles cette femme s’est vue exposée pendant une grande partie de son existence, d’autre part une admiration mêlée d’incrédulité pour sa force intérieure quasi surhumaine. Elle a fait partie d’un groupe de prisonniers politiques chrétiens dont on ne parlait pas beaucoup. Bien que la dissidence catholique ne soit pas un phénomène qui a fait couler beaucoup d’encre, l’auteure du roman, Milena Štráfeldová, également collaboratrice de Radio Prague, est souvent tombée sur le nom de Růžena Vacková pendant les longues années où elle a interrogé d’anciens prisonniers et surtout prisonnières politiques :« Je me suis rendue compte que c’était un destin exceptionnel qui pourrait donner matière à un roman. Les communistes n’ont jamais réussi à briser cette femme, pas un seul instant. Et pourtant ils l’ont obligée à vivre dans des conditions que nous n’arrivons même pas à imaginer. Condamnée à une peine de 22 ans dans les années 1950, elle a passé 15 ans en prison dans les circonstances qui n’auraient pu être pires, même au Moyen-Âge. Il suffit d’évoquer les cellules de correction dans les caves en béton où les prisonnières étaient obligées de coucher nues à même le sol en béton et ne disposaient que d’un seau dont le contenu gelait vers le matin. Et même dans ces conditions, Růžena Vacková n’a jamais cédé, ne serait-ce que d’un pas, et n’a jamais renoncé aux valeurs qui étaient siennes et bien sûr à sa foi. »
Une révélation au seuil de la mort
Růžena Vacková est née en 1901 dans la famille d’un médecin, donc dans une famille de la classe moyenne. Ses parents sont patriotes tchèques. Après des études brillantes au lycée, elle s’inscrit à la faculté des lettres de l’Université Charles de Prague pour y étudier l’histoire de l’art et l’archéologique classique. A l’époque, elle est une des rares femmes à se lancer dans ce genre d’études. Bientôt elle entame une carrière universitaire. Elle enseignera à la faculté des lettres pendant toute la période de l’entre-deux-guerres. Elle donne des cours d’archéologie classique mais simultanément elle s’intéresse beaucoup au théâtre et écrit des centaines de critiques théâtrales dans des journaux et des revues. Milena Štráfeldová évoque la première grande épreuve de sa vie :
« Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, Růžena Vacková, comme d’autres membres de sa famille, est entrée dans la Résistance, et en a été dûment punie. Vers la fin de la guerre, elle a été arrêtée. Cela n’est arrivé qu’en février 1945, mais elle a été condamnée à mort et attendait son exécution en prison. Elle a été sauvée par l’insurrection de Prague qui a éclaté le 5 mai 1945. Les insurgés ont pris d’assaut la prison où elle se trouvait et ont ouvert les portes des cellules. Elle était déjà préparée à la mort et c’est à ce moment-là que s’est produit le tournant crucial de sa vie - sa profonde conversion religieuse. »Déjà avant ce tournant Růžena Vacková était catholique, mais dans sa famille les traditions religieuses n’étaient pas très enracinées. Tout cela change après ce moment où elle est sauvée in extremis de la mort. Miraculée, elle sent tout à coup la force immense que lui donne la foi et qui la rend capable de résister aux plus grandes épreuves.
Une université carcérale
Après la guerre Růžena Vacková enseigne, publiquement avant 1948 et clandestinement jusqu’en 1952, dans de petits cercles des jeunesses catholiques. Elle participe également aux activités de l’Université catholique où elle assume même pendant quelque temps la fonction de recteur. A la faculté des lettres de l’Université Charles elle est nommée professeur et devient la deuxième femme tchèque à obtenir ce titre. En 1950, on lui interdit d’enseigner à la faculté et en 1952 elle est arrêtée pour la seconde fois et accusée de haute-trahison et d’espionnage. Elle est condamnée dans un procès truqué à une peine de 22 ans de prison. Pour décrire la période suivante de sa vie, Milena Štráfeldová a largement puisé dans les témoignages de ses codétenues :
« Quand elles étaient emprisonnées avec Růžena Vacková, ces prisonnières étaient encore jeunes, souvent elles n’avaient que 18 ans et n’ont pas eu le temps de finir leurs études. Dans la prison de Pardubice, Růžena Vacková est donc devenue leur professeur. Elle y a créé pour ces prisonnières une université clandestine, une université des latrines, parce que les cours y étaient donnés la nuit dans le seul endroit où c’était possible, dans les latrines de la prison. C’est là où les détenues venaient écouter ses séminaires sur le théâtre antique, sur l’archéologie classique. Et Růžena Vacková n’était pas la seule à enseigner. D’autres prisonnières souvent célèbres, comme la femme politique Jiřina Zábranová ou l’actrice Jiřina Štěpničková, participaient à cet enseignement, chacune dans sa discipline. L`écrivaine Nina Svobodová leur enseignait le français. Imaginez l’absurdité de cette situation ... »Transcrits sur des billets clandestins, les séminaires de Růžena Vacková de cette période seront publiés beaucoup plus tard dans un livre. Leur auteur sort de prison en mars 1967, un an seulement avant le court dégel politique appelé Printemps de Prague qui sera écrasé en août 1968 par les chars soviétiques. Růžena Vacková est d’abord réhabilitée, mais trois ans plus tard sa réhabilitation est annulée. Cela ne l’empêche pas de continuer son travail, de renouer ses amitiés et contacts d’avant son arrestation. Elle sera une des premières signataires de la Charte 1977, manifeste appelant les autorités communistes à respecter les droits de l’Hommes et les conventions internationales. Elle meurt en 1982 et dix ans plus tard le président Havel lui attribuera à titre posthume l’ordre Tomáš Garrigue Masaryk. Sa vie, un grand roman sur la force des impuissants, intriguera pendant longtemps l’écrivaine et journaliste Milena Štráfeldová qui décide finalement de relever le défi. Elle resitue cependant le destin de Růžena Vacková dans un contexte plus large et ajoute à son récit un certain nombre de personnages et d’épisodes fictifs :
« Je dirais que cela m’est arrivé et évolué presque tout seul au cours de l’écriture. Je savais depuis le début qu’il s’agissait d’un texte à plusieurs niveaux dans lequel je voudrais insérer beaucoup de petits épisodes pour donner du relief à l’arrière-plan de la vie de Růžena Vacková. Je n’étais pas tout à fait sûre de choisir le bon chemin. Ce n’est qu’après avoir écrit près d’un tiers du texte que le récit s’est consolidé et les personnages ont commencé à respirer. C’est un beau moment que j’avais vécu déjà en écrivant mes livres précédents. On hésite d’abord, on cherche son style et les moyens d’expression, on remanie beaucoup de passages, et puis c’est le déclic, ce moment merveilleux où l’on se rend compte que le ton, le rythme et le style ont été trouvés. A partir de ce moment le roman s’écrit tout seul et les personnages commencent à vivre. »La vie de Růžena Vacková se déroule donc dans le livre parallèlement aux vies d’autres personnages réels ou fictifs qui comme les affluents d’un fleuve forment ensemble un vaste tableau historique. Le roman sur une vie individuelle devient aussi roman sur l’histoire de la Tchécoslovaquie.
La capacité de pardonner
Malgré les atrocités auxquelles elle a été exposée, vers la fin de sa vie Růžena Vacková ne sent pas de haine vis-à-vis de ceux qui l’ont fait souffrir. Elle n’a rien d’une femme aigrie et rancunière et selon les témoignages de ses proches elle est même décontractée et souriante. Elle a su pardonner, elle a eu la force de pardonner. Et cette force intérieure, cette capacité à pardonner, reste un mystère qui ne cesse d’intriguer Milena Štráfeldová et les lecteurs de son roman :« Peut-être que ce n’est pas seulement une question de foi. Je l’ai trouvé aussi dans les témoignages d’autres détenues qui n’étaient pas croyantes et étaient capables de pardonner ces 10 ou 15 ans de leur vie perdus dans la prison. Nous n’avons pas vécu une telle expérience, nous ne pouvons que nous interroger si nous aurions été capables de pardonner également. Je l’admirais beaucoup et c’était probablement aussi une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. J’ai essayé de comprendre. »