Eliška Krásnohorská, une patriote féministe

Eliška Krásnohorská en 1870

« Je voulais concevoir mon livre comme l’histoire d’un esprit libre, d’une intelligence, d’une imagination et d’une volonté de servir, mais aussi comme l’histoire des combats, de la politique et des préjugés, » dit l’historienne de la littérature Libuše Heczková à propos de son anthologie de textes illustrant la réception des activités de l’écrivaine et poétesse tchèque Eliška Krásnohorská (1847-1926). Ces textes réunis sous le titre « Čtení o Elišce Krásnohorské » (Lectures sur Eliška Krásnohorská) sont tantôt élogieux, tantôt critiques et même diffamatoires. Ils font resurgir de l’oubli la vie et l’œuvre de cette femme de lettres qui a été aussi une pionnière du mouvement féministe tchèque.

Une blessure profonde

'Lectures sur Eliška Krásnohorská',  photo: Institut pro studium literatury
Le nom d’Eliška Krásnohorská est souvent associé à ceux de deux grandes femmes de lettres tchèques du XIXe siècle, Božena Němcová et Karolína Světlá, mais elle était une personnalité originale et son talent était différent. Née dans la famille d’un artisan de Prague, elle subit dans sa jeunesse l’influence de ses deux frères aînés qui sont artistes. Jeune fille de talent, elle joue au piano, peint et est attirée par la littérature. Elle étudie dans une institution privée et devient une jeune femme exceptionnellement cultivée pour l’époque. Son envol est cependant brisé par une maladie articulaire qui ne lui permet pas de vivre comme les autres jeunes filles de son âge. Les médecins lui déconseillent d’avoir une famille et des enfants et elle doit renoncer au mariage et à l’amour. Difficile d’imaginer aujourd’hui combien profonde était la blessure que ce terrible handicap a assené à l’âme romantique de la jeune fille. Le bonheur familial lui étant interdit, elle investit désormais toute son énergie dans la littérature et consacre toute sa vie au peuple tchèque qu’elle aime ardemment. Libuše Heczková résume son rôle dans la vie culturelle tchèque de son temps :

Eliška Krásnohorská en 1870
« La vie active d’Eliška Krásnohorská s’est déroulée dans la seconde moitié du XIXe siècle et c’était une des rares femmes à pouvoir se comparer à ses collègues masculins et leur donner la réplique. Elle a eu la chance, le courage et l’intelligence de pouvoir se comparer à eux et elle le faisait. Elle a donc joué un rôle relativement important dans la littérature tchèque. Si nous laissons à part son œuvre de librettiste des opéras de Bedřich Smetana et ses activités intenses dans le mouvement féministe, nous pouvons constater qu’elle a été surtout une grande critique de littérature tchèque, probablement la plus grande avant l’arrivée de František Xaver Šalda et de ses contemporains. »

Une poétesse, une critique, une théoricienne

'Ze Šumavy'
Eliška Krásnohorská entre dans la vie publique tchèque par la porte de la poésie. Son premier recueil est salué par les poètes renommés Vitězslav Hálek et Jan Neruda et la romancière Karolína Světlá. Cette dernière sait apprécier le talent de la jeune poétesse, devient sa conseillère et son amie et finit par inculquer à sa protégée ses idées novatrices sur le rôle de la femme dans la société. Encouragée par ce début prometteur, Eliška Krásnohorská publiera plusieurs recueils de poésies et notamment un livre inspiré par ses séjours dans le massif de la Šumava en Bohême du Sud « Ze Šumavy » considéré comme le sommet de son œuvre poétique. Libuše Heczková évoque les spécificités de son talent :

« Nous avons eu peu de poétesses et nous en manquons encore aujourd’hui. Nous manquons de poétesses qui connaissent la signification exacte du mot. Certes, Eliška Krásnohorská n’était pas Vítězslav Nezval, c’est-à-dire un poète dont jaillissent les vers comme un geyser, mais elle s’interrogeait intensivement sur l’essence-même de la langue et sur les méthodes pour exprimer ce qui se passe dans notre for intérieur, comment exprimer les émotions. Et elle cherchait à y parvenir par la voie intellectuelle. (…) C’était une écrivaine, une poétesse et une théoricienne intellectuelle. Nous en avons très peu non seulement parmi les femmes mais aussi parmi les hommes et je crois que cela manque un peu aussi dans la littérature contemporaine. »

Librettiste de Bedřich Smetana

'Hubička',  photo: Mladá fronta
Eliška Krásnohorská laissera aussi une trace profonde dans l’art lyrique tchèque en tant que librettiste d’opéras de plusieurs compositeurs, dont Bedřich Smetana. L’anthologie de Libuše Heczková comprend plusieurs réactions de la critique à son œuvre de librettiste adulée par les uns et décriée par les autres. La polémique sur la qualité de ses livrets pour les opéras de Bedřich Smetana « Hubička » (Le baiser), « Tajemství « (Le secret) et Čertova stěna (Le mur du diable) se poursuit encore aujourd’hui. Libuše Heczková explique certaines circonstances de la collaboration entre Bedřich Smetana et sa librettiste :

« Quand elle a écrit le livret de l’opéra Hubička d’après un conte de Karolína Světlá, ça a été un grand succès. En même temps surgissait une grande question liée avec la perception de l’œuvre de Richard Wagner chez nous. On se demandait si Smetana n’était pas trop lyrique et si ce n’était pas dans une certaine mesure la faute des livrets trop lyriques d’Eliška Krásnohorská. Et cette polémique s’est intensifiée pour culminer après la première de l’opéra Čertova stěna (Le mur du diable), le dernier opéra achevé de Smetana. (…) La version définitive de ce livret est marquée par de nombreuses interventions du compositeur. Eliška Krásnohorská s’est efforcée d’adapter le livret aux exigences de Smetana et la structure intérieure de l’opéra s’est désagrégée. »

Après la première de l’opéra, Eliška Krásnohorská est accusée d’avoir écrit un mauvais livret mais la critique ne tient pas compte du fait que Smetana, déjà sourd et malade, a remanié et altéré le travail de sa librettiste. Toujours est-il que les opéras écrits par Bedřich Smetana sur les deux premiers livrets d'Eliška Krásnohorská étaient et sont encore considérés comme des sommets de l’art lyrique tchèque et, depuis leurs premières, n’ont jamais quitté le répertoire des théâtres tchèques.

Le lycée Minerva

Malgré sa fragilité apparente et sa santé précaire, Eliška Krásnohorská est pendant une grande partie de sa vie une personnalité qui s’exprime avec pertinence et courage sur les problèmes littéraires, mais aussi sur les affaires publiques. Elle poursuit aussi l’œuvre de son amie Karolína Svetlá, partage ses idées féministes et se lance dans le combat pour le droit des femmes à l’instruction. L’anthologie de Libuše Heczková reflète également les réactions à cette importante partie de ses activités :

« Les contemporains d’Eliška Krásnohorská se sont divisés dès le début en deux camps. La moitié composée de femmes mais aussi de certains hommes louait ses activités, l’autre moitié les condamnait sans merci. (…) Pendant toute sa vie, Eliška a agacé beaucoup d’hommes et de femmes aussi parce qu’elle était vraiment impertinente. Ses articles et ses propos sur ses ennemis étaient insolents car souvent elle n’était pas très diplomatique. D’autre part, elle savait très bien susciter le respect pour ses activités et c’est sans doute pour cette raison qu’elle a réussi à inaugurer à Prague, après dix ans d’efforts, le premier lycée de jeunes filles tchèque Minerva. Elle a eu recours à toutes les possibilités que lui offrait sa situation dans la vie publique et même à des stratagèmes secrets pour pouvoir réaliser ce projet qui était son initiative privée. »

L'ancien lycée Minerva,  photo: Google Maps
Grâce à cette initiative d’Eliška Krásnohorská, les jeunes filles tchèques peuvent étudier au lycée ce qui leur ouvre aussi l’accès aux études universitaires. Sa persévérance couronnée par cette réussite finit par éveiller le respect même des critiques de son œuvre littéraire.

Vers la fin de sa vie, Eliška Krásnohorská devient un personnage quasi légendaire. Retirée du monde et loin des avant-gardes du début du XXe siècle, elle peut se retourner avec fierté sur son passé et son œuvre car elle a été la figure de proue de deux émancipations, celle de la femme et celle de la langue tchèque.