Les Mémoires d’une femme éprouvée par la vie
Comment vivait-on à Prague sous la normalisation, dans la période entre 1968 et 1989 ? Cette vie dans un pays occupé, vie pleine d’espoirs et de déceptions ressurgit dans le livre de Venuše Samešová, une femme qui vit aujourd’hui à Berlin et se retourne sur son passé. Jeune, belle et désarmée contre les pièges que la société pragoise des années 1970 et 1980 lui tendait, elle cherchait péniblement son chemin dans la vie. Elle a donné à ses Mémoires son propre nom. Son livre s’appelle « Venuše » (Venus).
L’enfance sous le chapiteau
« L’histoire de la vie d’une belle mulâtresse à Prague sous la normalisation et le témoignage de ce qui se passait dans la maison de Jiří Mucha », c’est ce qu’on peut lire sur la couverture de ce livre paru aux éditions Pejdlova Rosička. Venuše Samešová garde une certaine réserve par rapport à ce slogan trop voyant destiné à attirer les lecteurs avides de sensations :« Quand ils l’ont imprimé sur la couverture, j’ai été prise au dépourvu. Mais vous savez bien qu’on aime lire ce genre d’informations sur les gens connus, comme Jiří Mucha. Ce sont des rumeurs que tout le monde aime. Alors je me suis dit qu’il fallait fermer les yeux là-dessus. »
Venuše Samešová est née en 1955 dans une famille mixte ce qui était peu commun en Tchécoslovaquie à cette époque-là. Son grand-père maternel est un Togolais et la peau de la petite fille est donc plus foncée que celle de ses petites amies tchèques. La mère de Venuše est une femme intelligente mais manque de chaleur à l’égard de ses trois filles et passe la plupart du temps plongée dans les livres et les magazines illustrés :
« La situation dans ma famille était compliquée parce que ma mère était au fond ce que nous pourrions appeler un ‘homme en jupons’. Oui, elle connaissait quatre langues, mais cela peut avoir parfois des conséquences négatives. C’est vrai, elle était très sympathique quand elle s’adressait aux gens. »Il semble qu’aujourd’hui encore cette attitude de la mère qui ressemblait à de l’indifférence mais qui en réalité n’était probablement qu’une façon particulière d’aborder le monde, est une plaie dans l’âme de Venuše Samešová qui ne sera probablement jamais tout à fait guérie. Par contre le souvenir de son père lui reste beaucoup plus cher :
« Mon père était un homme très particulier, un philosophe, très réfléchi, très calme. Il a résisté aux séductions du monde. C’était un homme vraiment agréable. L’homme le plus intéressant que j’ai jamais connu. »Le père de Venuše est un dresseur et dompteur d’animaux. C’est le cirque qui est le théâtre de l’enfance de sa fille. Le temps passé dans la roulotte et sous les chapiteaux de divers cirques sera probablement la période la plus heureuse de sa vie. Cependant, lorsque la famille s’installe à Prague, toutes les failles de l’éducation sentimentale des trois filles resurgissent et se détériorent encore davantage. Le père part souvent en tournée, la mère devient guide touristique et les jeunes filles sont laissées à elles-mêmes.
Les séductions de la vie de bohème
A quinze ans déjà, Venuše est séduite par Vratislav, un plasticien plus âgé qui l’introduit dans le milieu que nous pourrions appeler « la bohème pragoise ». Cet amant épicurien et jouisseur qui initie sa petite-amie aux secrets de la vie sexuelle, lui fait perdre aussi beaucoup d’illusions. Elle se sent étrangère dans le milieu où elle vit et ne gardera pas un souvenir agréable de cette période. Elle n’est pas heureuse :« Non, ce n’était pas du tout comme ça. Au contraire, les gens de mon entourage de ce temps étaient beaucoup plus âgés que moi, ils parlaient de choses que je ne connaissais pas et je me sentais tout le temps un peu idiote, ce n’était pas du tout la période la plus heureuse de ma vie. »
Dans le salon de Jiří Mucha
Vratislav présente sa jeune amie à Jiří Mucha, fils du célèbre peintre Alfons Mucha, qui s’entoure dans sa maison située près du château de Prague d’une petite société hédoniste et composée d’artistes, d’intellectuels et de jolies filles. Les soirées dans son salon plein de souvenirs de son illustre père sont réputés pour leur caractère érotique et par l’absence de préjugés ce qui éveille la curiosité et l’envie. Ceux qui y sont invités n’en parlent pas beaucoup et le salon de Jiří Mucha entre peu à peu dans la légende grâce à son aura de fruit défendu. Quarante ans plus tard, les Mémoires de Venuše Samešová jettent une lumière crue et moins avantageuse sur ce salon de rêve. C’est ainsi qu’elle évoque Jiří Mucha :
« Il était comme un rocher. Son visage était comme en pierre taillée. Il me semblait qu’il y avait en lui quelque chose d’indien. Il ressemblait en cela à son père Alfons, il avait également un nez aquilin. Il se mouvait très lentement et parlait très bas. Sa voix était agréable, oui. Mais par la suite, j’ai découvert son second visage, lorsqu’il m’a fait venir un jour insidieusement dans sa maison pour que je devienne témoin de l’infidélité de mon ami. C’est là que j’ai découvert le visage caché de Jiří Mucha. Il s’amusait aux dépens des autres d’une façon assez impertinente. J’ai l’impression que cette génération, celle des hommes nés autour de 1915 et qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale, en est sortie marquée à jamais. La vie simple et équilibrée d’après-guerre leur semblait assez rébarbative. »