L'amour au seuil de la nuit
« "Au seuil de la nuit"était un livre facile », a déclaré l'écrivain Jiri Mucha dans une interview. « C'était de la réalité, mais une réalité suffisamment dramatique, chacun saurait écrire ce livre. C'est le drame d'un pays, le nôtre, le drame de l'Europe, le drame de l'amour, le drame de la guerre et la mort d'une personne aimée, d'une jeune fille. Je n'ai eu besoin que de trois mois pour l'écrire.
L'écrivain Jiri Mucha est le fils du peintre Alfons Mucha, un des principaux artisans du style Art nouveau. Né en 1915 dans une famille où le patriotisme tchèque est considéré comme une des vertus fondamentales, Jiri n'arrivera jamais à renoncer à ce petit pays au centre de l'Europe qui est sa patrie, bien que ce petit pays le fasse souffrir et le soumette à des épreuves difficiles. Cosmopolite, grand voyageur, il pourrait s'établir sans problème en Grande-Bretagne ou ailleurs dans le monde, et pourtant il revient toujours à sa maison de Prague, parce que briser ses liens avec la patrie serait pour lui cesser d'être lui-même. Il dira: " Je n'ai jamais choisi le chemin facile, je n'ai pas voulu vivre ailleurs. Quand on est patient, tout arrive. Dans les périodes difficiles, il ne faut surtout pas se laisser pendre. Tout le reste, on peut le supporter. Et après, on se dit toujours: ça valait la peine."
Jiri tente tout d'abord de renouer avec le succès de son père, mais il échoue à l'examen d'entrée à l'Académie des Beaux-arts à Prague. Il étudie donc la médecine et l'histoire de l'art et se lance dans le journalisme. Vers la fin des années 1930, il s'établit à Paris pour y poursuivre ses études de médecine, et c'est là que la guerre le surprend. Enrôlé en 1939 dans le contingent tchèque d'Agde, il se rend ensuite en Angleterre, entre dans la Royal Air Force et devient correspondant de guerre de la BBC. Cette partie de sa vie lui vaudra la disgrâce des autorités communistes tchécoslovaques après la guerre. Dès 1948, son nom figure sur la liste noire et, en 1951, il est arrêté comme espion et condamné à six ans de prison et de travaux forcés.
Libéré, il exploitera son séjour en prison dans son oeuvre littéraire. En 1968, après l'occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, il explique devant les caméras des télévisions d'Europe et d'Amérique ce qui vient de se passer. Il ose le faire malgré le danger que cela représente, malgré sa décision de continuer à vivre en Tchécoslovaquie, malgré une crise cardiaque qui vient de le frapper. Elu président du PEN club tchèque, il sera l'un des premiers écrivains tchèques à saluer publiquement le retour à la démocratie après la révolution de 1989 et poursuivra ses riches activités littéraires jusqu'à sa mort en 1991. Il laisse un certain nombre de livres, et notamment le roman-essai "Le soleil froid" inspiré de son séjour dans les prisons staliniennes, la chronique "La Guerre se poursuit", le roman "La tête de Lloyd", qui retrace sa vie nomade et cosmopolite, ainsi que le roman autobiographique " Au seuil de la nuit".
C'est une jeune musicienne tchèque, Vitezslava Kapralova, fille d'un compositeur renommé, qui est la véritable héroïne de l'histoire que nous raconte Jiri Mucha dans son livre. C'est elle qui deviendra sa femme. Avec le narrateur, nous suivons son sort qui se détache en arrière-plan de la vie de la communauté tchèque à Paris au cours des mois précédant la signature du traité de Munich et pendant la "Drôle de guerre", dans les années 1939 et 1940. Dans cette petite société tchèque où l'on trouve cependant aussi quelques intellectuels français, dont Claude Mauriac, deux personnages commencent bientôt à se détacher pour occuper finalement le premier plan du récit : Vitezslava Kapralova et le compositeur Bohuslav Martinu.
Elle est jeune, belle et talentueuse. A 22 ans, elle a déjà dirigé à Prague sa Symphonietta militaire, oeuvre pour grand orchestre qu'elle avait composée et dédiée au Président tchécoslovaque Edvard Benes. Son talent et son charme attirent aussi le compositeur Martinu, presque cinquantenaire à l'époque et marié à une Française. Sa rencontre avec Vitezslava, qui lui demande de parachever son éducation musicale, lui révèle l'échec de sa vie intime et de son mariage qu'il n'osera pourtant jamais rompre. Il se laisse entraîner par cette passion impossible d'autant plus que Vitka, comme on la surnomme, manifeste à son égard une sympathie qu'on pourrait facilement confondre avec l'amour. Cette ambiguïté dans les sentiments est d'ailleurs un des traits caractéristiques de la jeune femme. Elle est jeune, elle s'amuse avec les jeunes gens, elle flirte, elle tombe amoureuse aussi sans se sentir obligée de reconnaître sa responsabilité vis-à-vis de ceux qui se croient aimés d'elle. Ainsi, lorsqu'elle file un parfait amour avec Jiri Mucha et que l'on commence à évoquer un mariage, elle continue à adresser des lettres amoureuses à un jeune homme resté en Tchécoslovaquie.
Il y a cependant dans son caractère une curieuse innocence dans le péché qui fait penser à Manon Lescaut. Par contre, en ce qui concerne le travail, elle montre beaucoup plus de rigueur. "Elle possédait une qualité, écrira Jiri Mucha, sans laquelle même le génie ne vaut rien: une ténacité extraordinaire et une conscience tout à fait professionnelle de travail."
Vers la fin, la vie de Vitezslava Kapralova se confond presque avec le sort de sa patrie. La Tchécoslovaquie est occupée par les Allemands et Vitka tombe malade. Dans les années trente, la tuberculose est encore une maladie incurable. Juste avant sa mort, Vitka trouve en elle assez de force de décision pour se marier avec Jiri Mucha, mais leur union ne durera que quelques semaines. Elle meurt dans un hôpital de Montpellier laissant un jeune veuf qui n'arrive pas à se remettre de cette perte. Ce n'est que quarante années plus tard qu'il se décidera à évoquer dans un livre ce chapitre beau mais douloureux de sa vie, la liaison avec cette femme charmante et fragile qui a marqué la musique tchèque du XXe siècle bien que ses talents n'aient pas eu le temps de s'épanouir. Il donnera un témoignage saisissant de cette destinée exceptionnelle, sur cet amour "au seuil de la nuit."