Bien trop de livres
Il n’est pas facile de traduire le titre du dernier livre du chercheur et critique littéraire Jiří Trávníček dans lequel il se penche sur la culture de la lecture en Tchéquie. Il a intitulé son livre « Překnížkováno », ce que nous pouvons traduire comme « Bien trop de livres » ou « La surproduction de livres », et ce titre résume l’opinion de l’auteur à propos de la situation sur le marché du livre en République tchèque.
La culture de la lecture
Le livre de Jiří Trávníček est basé sur des sondages réalisés parmi les habitants tchèques âgés de plus de 15 ans en 2013 par la Bibliothèque nationale tchèque et l’Institut pour la littérature tchèque. Cependant l’auteur ne surestime ni les résultats de ces sondages, ni l’importance des statistiques et cherche à replacer les données acquises dans le contexte culturel et social. Les différents chapitres du livre sont consacrés entre autres au rapport entre la lecture et les bibliothèques, au marché des livres, au rapport entre le livre et les autres médias que nous utilisons pour la lecture, ou bien aux valeurs recherchées aujourd’hui par les lecteurs. L’étude démontre que la République tchèque est un pays où la culture de la lecture est très développée. Selon des statistiques européennes (Eurobaromètre) établies en 2007, 82 % des Tchèques âgés au moins de 15 ans ont acheté au cours de l’année au moins un livre. Ce résultat situe la Tchéquie en quatrième position en Europe qu’elle partage avec la Grande-Bretagne. Elle se classe derrière les Pays-Bas, la Suède et le Danemark et devant les pays comme l’Autriche, l’Allemagne, la France ou la Belgique. Jiří Trávníček ajoute cependant des remarques qui ternissent un peu ces chiffres optimistes :« On ne peut pas vraiment dire que nous lisons beaucoup plus. Ce qui augmente c’est le nombre des lecteurs enregistrés par les statistiques. Mais ce n’est qu’une façade qui est jolie à voir et qui nous propulse à l’une des meilleures places en Europe mais derrière laquelle la culture de la lecture chez nous s’amoindrit. Les lecteurs qui lisent plus de dix livres par an et se situent donc au-dessus de la moyenne, se font rares. Il faut donc surtout tenir compte de cela. »
Les Tchèques, un peuple des lecteurs ?
Le sondage a révélé ou confirmé plusieurs tendances. Notre pays génère beaucoup de lecteurs mais un peu moins de ceux qui dépassent la moyenne et qui lisent plusieurs livres par an. Par contre parmi les Tchèques il y a un nombre relativement important de lecteurs passionnés qui lisent annuellement plus de 50 livres. Parmi les lecteurs tchèques prédominent les femmes. Les Tchèques lisent notamment quand ils sont jeunes ou âgés mais la lecture les intéresse moins à l’âge mûr, c’est à dire à l’apogée de leur existence. Les bibliothèques de famille sont très répandues dans notre pays mais les lecteurs ne négligent pas non plus les bibliothèques publiques qui sont très fréquentées bien que le nombre de lecteurs enregistrés diminue un peu ces dernières années. Dans les librairies les Tchèques ont un embarras de choix ce qui, selon Jiří Trávníček, n’est pas toujours un aspect positif :« Le marché du livre en République tchèque est aujourd’hui quatre fois plus important qu’à la fin des années 1980. Et c’est relativement beaucoup. Dans le cadre de l’Europe nous nous classons parmi les pays qui publient annuellement par habitant un nombre de livres qui est au-dessus de la moyenne. Certes il y a des pays qui en publient encore plus comme la Grande-Bretagne ou l’Espagne, mais il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne écoule sa production dans le monde entier et l’Espagne dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Le marché du livre tchèque est donc limité malheureusement par les dix millions et demi d’habitants qui parlent tchèque. Chez nous, le livre en tant qu’article destiné à l’exportation n’existe presque pas. »
L’observateur du marché du livre en vient à se demander quelles sont les perspectives de cette surproduction dans un petit pays comme la Tchéquie ? Pour Jiří Trávníček, prévoir l’avenir de ce marché n’est pas chose facile :« Le marché du livre en Tchéquie a atteint son apogée en 2008 avec quelque 18 500 titres et ensuite la production se situe annuellement entre 17 et 18 000 ouvrages. Alors je pense que la tendance à l’augmentation s’est au moins arrêtée. Je n’ose pas prévoir si la production des livres en Tchéquie peut encore augmenter. Ce serait pure spéculation. Le journaliste Josef Chuchma estime que le marché du livre chez nous devrait diminuer d’un tiers. Mais moi je ne suis pas capable de dire si 12 000 ou 15 000 titres sont souhaitables pour nous. On ne peut dire les choses comme ça. »
La surproduction de livres
Cette situation sur le marché serait due au fait que beaucoup de titres qui paraissent en Tchéquie sont subventionnés. Il s’agit de livres qui dans une grande mesure n’ont pas besoin du marché parce qu’ils sont payés d’avance. Souvent il s’agit d’ouvrages que les chercheurs publient pour progresser dans leur carrière scientifique. En République tchèque il y a quelque soixante écoles d’enseignement supérieur et dans toutes ces écoles il y a des enseignants, des professeurs et des chercheurs qui publient des livres subventionnés. Et tout cela fait gonfler les statistiques. Ces ouvrages, selon Jiří Trávníček, n’ont même pas besoin de lecteurs. Le marché du livre est donc saturé et le lecteur moyen n’arrive pas à s’orienter dans cette multitude de nouveaux titres qui déferlent toutes les semaines sur lui. Cela produit sur lui un effet décourageant. Jiří Trávníček constate :« Il existe quelque chose comme le paradoxe du consommateur. Par exemple, quand vous avez le choix entre quatre parfums, vous en choisissez un et vous l’achetez. Mais quand vous avez le choix entre soixante-dix parfums, vous n’en achetez aucun. Et cela arrive aussi sur le marché du livre tchèque. »
Jiří Trávníček rappelle cependant que cette situation n’est pas nouvelle et que dans le passé il y a eu plusieurs périodes où nos ancêtres ce sont plaints de la surproduction de livres. Il évoque dans ce contexte déjà Martin Luther ou Jan Amos Komenský - Comenius qui s’en sont pris à la surabondance de livres après l’invention de l’imprimerie. Une autre vague de critique a été déclenchée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles lorsque la surproduction de livres a été accusée de provoquer la dégradation des mœurs. Et des situations semblables se sont produites par exemple après la Deuxième guerre mondiale ou dans les années 1960. Jiří Trávníček conclut donc que ce n’est pas dans la quantité que réside le problème et que le marché peut supporter dans certaines conditions presque n’importe quelle quantité de livres. A son avis, il faut seulement que la situation générale attise l’intérêt des lecteurs :
« Il faut que la quantité réponde à une raison culturelle ou socio-culturelle. Une quantité élevée était logique par exemple après la guerre en 1945, ou dans les années 1991-92 après la fin de la censure lorsqu’il y a eu énormément de livres et d’auteurs ayant été interdits de publication et qui devaient être publiés. Aujourd’hui c’est comme si cette raison socio-culturelle cessait d’exister. On dirait que nous n’en avons plus. »Le livre « Překnížkováno » (Bien trop de livres) de Jiří Trávníček est sorti en 2014 aux éditions Host.