Yannick Grannec : « J’ai décidé d’affronter la montagne »
« J’avais besoin de trouver quelque chose de difficile à faire et j’ai décidé un jour d’affronter la montagne, » dit la romancière Yannick Grannec pour expliquer sa décision d’écrire un livre sur le mathématicien génial Kurt Gödel (1906-1978) et sa femme Adèle (1899-1981). Le livre, intitulé « La Déesse des petites victoires », qu’elle a consacré à ce couple insolite et qui lui a valu le Prix des Libraires, est déjà traduit dans plusieurs langues dont le tchèque. Invitée du salon « Le Monde du Livre », Yannick Grannec a évoqué son premier roman au micro de Radio Prague :
« Vaste question. Je pense que rien n’est étanche, que tous les sujets sont connectés les uns avec les autres et que tout projet est un quelque sorte un projet de design. Et j’avais besoin de trouver un nouveau medium d’expression et surtout de trouver quelque chose de difficile à faire à une période de ma vie puisque je m’ennuyais dans mon métier. Peut-être le sujet le plus difficile que je connaissais déjà était celui de Kurt Godël qui représentait pour moi la complexité. Et j’ai décidé un jour, je ne sais pas pourquoi, d’affronter la montagne. Voilà, tout simplement. »
Vous êtes venue à Prague pour présenter la traduction tchèque de votre roman « La Déesse des petites victoires ». Dans quelles langues cet ouvrage a déjà été traduit ?
« Alors, la première langue a été l’allemand. Il est sorti en Autriche et en Allemagne, ensuite en italien, en espagnol, en hollandais, en anglais pour le marché américain et je crois aussi que la traduction en russe est en cours… »
La traduction tchèque est donc à peu près la dixième ?
« A peu près la quatrième, je crois. Oui, la quatrième. »
Avez-vous été étonnée par le succès international de votre premier roman ?
« Absolument, j’avais déjà été étonnée par le succès national (rires). A priori, je l’ai écrit pour moi avant tout, parce que cela m’intéressait. Je l’ai écrit tel que j’aurais aimé le lire et je pensais vraiment et sincèrement que ce sujet n’intéresserait personne à part quelques afficionados de Godël. En particulier, quand on parle de mathématiques, la plupart des gens se ferment. Ecrire un livre sur un mathématicien, c’est chercher les problèmes. Mais bon, il y a eu une espèce de miracle, miracle éditorial. »Est-il possible de résumer en quelques phrases l’histoire de ce couple insolite et mal assorti que formaient Kurt et Adèle Gödel ?
« En quelques phrases, c’est extrêmement difficile mais disons que c’est l’histoire d’un prince des mathématiques et d’une danseuse de cabaret que rien, aucun destin, ne semblait relier et qui pourtant ont partagé leur vie pendant presque cinquante ans, une vie tragique qui a traversé la guerre et l’exil, malgré une intense altérité entre ces deux êtres. Kurt était un intellectuel conceptuel tourné vers l’abstrait et la recherche intérieure, tandis qu’Adèle était une femme de la vie, du quotidien, une femme joyeuse qui aimait manger et boire, qui aimait vivre. A priori rien ne rassemblait ces deux êtres et pourtant ils sont restés ensemble, et dans l’amour, je pense, pendant cinquante ans. »
On finit par se demander si c’était vraiment un couple mal assorti et si ces deux natures, ces deux caractères bien différents n’étaient pas complémentaires ?
« Oui, je pense que c’est les deux. C’est l’amour au sens platonicien du terme, c’est-à-dire les deux morceaux d’une seule pièce, les deux faces d’une médaille. C’est ce qu’on appelle l’âme sœur peut-être, âme qu’il faut chercher à travers le monde, chercher son complément. Pour le coup, ils étaient extrêmement complémentaires puisqu’ils étaient tout à fait dissemblables. »
Pourquoi « La Déesse des petites victoires » ? Quel est le sens profond de ce titre ?
« Un bon sens puisque Kurt Gödel a eu une grande victoire, celle de la postérité. Il est devenu un dieu des mathématiques, une idole, mais sans Adèle, sans sa femme, il n’aurait pas survécu. Il n’aurait certainement pas pu concevoir toute son œuvre. Donc, Adèle est la déesse des petites victoires, celle du quotidien, et en particulier celle des petites cuillères puisque quand son mari était anorexique et dépressif pendant une partie de sa vie, quand il était au sanatorium, elle le nourrissait à la petite cuillère, petite cuillère après petite cuillère. Elle l’a soutenu pendant cinquante ans. Elle l’a porté à bout de bras et elle l’a maintenu en vie. Ce sont donc ses petites victoires sur la mort et la dépression et c’est elle qui est la déesse du quotidien. »Peut-on dire que la vie d’Adèle Gödel, que le lecteur retrouve comme une vieille femme acariâtre, n’a pas été donc une vie ratée, comme il semblerait au premier abord, mais au contraire une vie, certes, extrêmement difficile, mais aussi extrêmement riche ?
« Oui, absolument, parce qu’on dit souvent que c’est une femme qui a vécu dans le sacrifice, mais je ne le crois pas du tout. Je pense que c’est quelqu’un qui a choisi son destin, qui savait pertinemment que cet homme serait difficile et qu’il faudrait le porter jusqu’au bout. Mais elle avait en quelque sorte une mission à accomplir et elle a rempli cette mission. Donc, je pense que vers la fin de sa vie, elle, en tout cas le personnage tel que je l’ai construit, c’est la différence avec la réalité, évidemment, elle part avec une certaine forme de complétude, justement puisqu’on parle de la complétude pour Gödel. Elle part avec cette complétude d’avoir réussi quelque chose dans sa vie, d’avoir rempli sa mission. »
Vous expliquez dans la postface de votre roman quelles parties de l’ouvrage sont tirées de la réalité et quels passages et personnages sont fictifs. Pensez-vous que même ces événements fictifs auraient pu se produire et que ces personnages conçus par votre imagination auraient pu exister ?
« C’est une des réalités possibles, puisque l’ensemble de ce qui nous entoure est une superposition des réalités, donc il y en a forcément une qui est de l’ordre de la fiction. L’armature est celle de la réalité factuelle, celle de l’histoire, et j’ai rempli de chair, avec la fiction, les vides. Mais elle est logique, cette chair puisqu’elle tient sur l’armature des faits historiques. Donc, à priori, pourquoi pas ? »
Je me demande si le personnage d’Anna, une jeune femme qui cherche à obtenir d’Adèle Gödel la succession de son mari, ne représente pas dans le roman vous-même, si elle ne pose pas à Adèle les questions que vous-même aimeriez lui poser ?« Oui, il y a deux choses. Oui, elle représente les questions que j’aurais aimé poser à Adèle et la relation que j’aurais aimé avoir avec elle, c’est-à-dire en quelque sorte une relation de petite-fille à grand-mère, parce qu’elle représente la grand-mère que j’aurais aimé avoir. Mais ce n’est pas du tout moi, et ce n’est pas du tout autobiographique même si l’on me pose souvent la question. C’est vraiment un personnage de fiction que j’ai voulu assez falot, assez fade puisqu’il y a aussi une transmission possible de la part d’Adèle. Adèle continue sa mission et sa dernière mission sera de sauver cette jeune femme et la sortir de la torpeur de sa vie, parce qu’Adèle représente la force vitale par-dessus tout. Et donc c’est ce qu’elle pouvait transmettre. Son mari pouvait transmettre la connaissance, mais elle a aussi ce savoir-là, ce savoir de vie quelle peut transmettre. »
Adèle, héroïne de votre livre, conseille à Anna de fuir les mathématiciens comme la peste, parce que, je cite, « ils pressent leurs proches comme des citrons », sans leur donner quelque chose en récompense. Vous qui êtes passionnée de mathématiques, parlez-vous ici de votre propre expérience ?
« Non, je ne suis pas du tout mariée à un mathématicien, je n’ai jamais eu pour petit ami un mathématicien, je me réfère certainement aux hommes qui sont doués d’extrêmes talents ou d’un génie particulier, mais pour ceux que j’ai pu rencontrer, ce sont souvent des gens qui sont tournés vers eux-mêmes et qui sont des ‘monstres’, c’est à dire qu’ils vampirisent leur entourage, des gens qu’il faut pousser, qu’il faut tenir et qui sont tout simplement difficiles à vivre. Mais je n’ai pas de données sur les mathématiciens à proprement parler. »
Quels sont vos projets d’avenir ? Continuez-vous à écrire ?
« Oui, je suis sur un deuxième roman, depuis trois ans déjà, que j’espère terminer cette année mais qui ne parle pas du tout du domaine scientifique. Pour le coup, je parle plutôt des peintres et des artistes, voilà. »
Maintenant vous êtes à Prague. Que le mot Prague représentait-il pour vous avant de venir, et que représente-il maintenant ? Aviez-vous une idée de Prague avant de venir ?
« J’étais venue il y a vingt ans. J’ai visité Prague très rapidement. Mais pour moi c’est la fascination de la Mitteleuropa. J’adore l’architecture pragoise, je suis fascinée par ce mélange continuel du roman, du gothique et du baroque. Tout est mélangé, il y a une superposition de temps ici que je sens moins dans mon pays parce que, évidemment, j’y vis et ne peux pas sortir de ce bain-là. Mais j’ai l’impression de sentir davantage l’histoire ici. »
(Le livre « Bohyně malých víiězství » (La Déesse des petites victoires) traduit en tchèque par Danuše Navrátilová est sorti en 2015 aux éditions Argo.)