Camille Latimier : « Je crois à l’inclusion totale des personnes handicapées »
L’exclusion sociale des personnes handicapées mentales est un problème qui ne se limite pas à la République tchèque. Il n’empêche qu’ici, il a quelques spécificités, liées par exemple à la difficile intégration des enfants handicapés dans les écoles « ordinaires » ou à la mauvaise communication entre l’Etat et les ONG actives dans ce domaine. L’une d’entre elles (Společnost pro podporu lidí s mentálním postižením – SPMP) est dirigée par Camille Latimier, une spécialiste française des droits de l’Homme, installée depuis 2005 à Prague. Radio Prague l'a rencontrée.
Bénéficiez-vous du soutien de l’Etat ? Ou alors êtes-vous plutôt confrontés à des problèmes au niveau du financement et de la législation ?
« Tout n’est pas noir. (rires) Nous avons un soutien de l’Etat puisque nous sommes en partie financés par des subventions étatiques, même si elles ne sont pas suffisantes. Ce qui est plus difficile, c’est le problème de transparence qui existe lorsqu’il y a une réforme législative mise en place par l’Etat : nous ne participons pas dès le début à ce processus législatif, nous n’avons pas le droit d’intervenir. Nous sommes en général inclus à un moment donné, mais souvent trop tard. Nous n’avons pas le droit de faire un travail de qualité, c’est-à-dire d’aller sur le terrain et prendre en compte la situation des personnes handicapées. Souvent, nous sommes obligés de préparer des amendements ou des informations pour le gouvernement dans un temps très court et, par conséquent, sans la contribution des personnes concernées. En plus, il arrive qu’une association est invitée à collaborer, d’autres non, et nous ne savons pas très bien pourquoi. »Quelle est, plus généralement, la situation des personnes handicapées mentales en République tchèque, comparé aux autres pays, à la France ou au reste de la région d’Europe centrale et orientale ?
« Certaines choses peuvent tout à fait se comparer sur toute l’Europe, on n’est pas obligé de diviser l’Est et l’Ouest, notamment en ce qui concerne les services de proximité et offerts dans la communauté. On rencontre l’exclusion partout, que ce soit en France ou en République tchèque. Souvent, plus la personne est handicapée, plus l’exclusion est importante, parce que la communication et la participation à la vie quotidienne deviennent encore plus difficiles. En République tchèque, il y a actuellement beaucoup de défis. En termes d’éducation par exemple, les jeunes personnes handicapées mentales sont très souvent exclues du système ordinaire. C’est un gros problème. Ce que, peut-être, les politiques ont du mal à comprendre, c’est que quand une personne commence son éducation dans un système séparé, ségrégué, cela va la poursuivre toute sa vie. La chance qu’elle puisse ensuite trouver un emploi, être inclue et avoir une vie la plus banale possible, cette chance ne lui est pas donnée quand elle est mise dans une école spéciale. »Est-ce qu’il existe, en République tchèque, des écoles qui acceptent des enfants handicapés mentaux ?
« Oui, il y a beaucoup d’exemples de bonnes pratiques, à Prague comme dans de plus petites villes, où souvent cela s’est fait de manière très naturelle : il y avait un enfant handicapé et l’école a appris à travailler avec lui, parce que les gens avaient de la bonne volonté. Maintenant, ce qui manque, c’est l’approche systématique pour l’intégration des enfants handicapés à l’école maternelle et élémentaire notamment. Il y a à la fois des barrières législatives, financières, mais surtout des barrières dans les mentalités. Car là où on veut que ça marche, ça marche effectivement, même quand les moyens ne suivent pas. »Actuellement, les écoles dites spéciales font l’objet d’un grand débat en République tchèque. Mais ce débat est surtout focalisé sur les enfants roms qui y sont fréquemment placés, ce qui est critiqué avec virulence par les autorités européennes. En République tchèque, les opinions sur une éventuelle supression de ces écoles sont partagées : de nombreux pédagogues affirment qu’au contraire, ces écoles offrent un meilleur enseignement aux enfants ayant un handicap mental que les écoles « ordinaires ». Quelle est votre avis ?
« C’est une question très compliquée et très débattue. Personnellement, je crois à l’inclusion totale des enfants au système éducatif ordinaire, parce que j’ai vu que cela pouvait marcher même avec des enfants sévèrement handicapés, j’ai vu que ce n’était pas un mythe. Mais cela demande une approche complètement différente de l’éducation, et ce changement ne se fera pas du jour au lendemain. Je trouve intéressant que la question des écoles spéciales touche les enfants roms : on voit que tout ce qui est différent a du mal à s’intégrer dans le système ordinaire. Avec les associations qui représentent des populations roms, nous faisons face à des questions similaires. De ce fait, nous travaillons depuis un certains temps ensemble, pour expliquer que justement, quelles que soient les différences, les enfants devraient obtenir les soutiens dont ils ont besoin, à commencer par exemple par des rampes nécessaires pour pouvoir accéder en classe en chaise roulante... Aussi, il faudrait trouver une place adéquate aux éducateurs spécialisés. Car un des grands mythes et une des grandes peurs, c’est que tous ces éducateurs se retrouveront au chômage. Or nous avons besoin d’eux, mais il faut qu’ils viennent dans des écoles ordinaires aider et soutenir leurs collègues qui ont une formation générale. Malheureusement, cela ne leur est jamais expliqué. »Quels sont, en fait, les plus grands tabous et préjugés que vous rencontrez dans votre travail ? Je suppose qu’ils peuvent être liés à la vie sociale, sentimentale des personnes handicapées mentales...
« Souvent, les gens ne s’imaginent pas qu’une personne handicapée mentale peut vivre une vie banale, ordinaire. Justement, on ne leur donne pas la chance de vivre une histoire avec quelqu’un, de vivre de manière autonome, de travailler. Un gros problème dans la société est notamment lié aux aides que les personnes handicapées reçoivent et il fait perdurer ces mythes et ces idées préconçues : une personne handicapée qui fait des progrès et apprend à vivre de manière autonome obtient, au bout de quelques années, moins d’argent. Mais elle est toujours handicapée, elle a toujours besoin d’aide, d’avoir soit un assistant personnel, soit de différents outils pour compenser son handicap. Actuellement, si une personne handicapée trouve un travail (bien que ce soit souvent une activité à temps partiel), elle va perdre son allocation, dont elle a pourtant besoin pour vivre. Si elle fait des progrès, les travailleurs sociaux vont considérer qu’elle n’a pas besoin d’aide. On se retrouve dans un cercle vicieux, où les personnes handicapées capables de faire des progrès sont pénalisées pour cela... Ce n’est certainement pas un problème tchèque, mais européen qui touche aussi bien les pays d’Europe occidentale, on le retrouve de l’Angleterre à la Lituanie. Nous travaillons également au niveau européen pour prendre conscience de cette réalité. »Rediffusion du 14/05/2013