Cirque nouveau et traditionnel : dépasser les catégories avec Trottola et le Petit Théâtre Baraque

'Matamore', photo: Site officiel du festival Letní Letná

Cette année, le Cirque Trottola, trio composé de Titoune, Bonaventure et Mads, s’est présenté au festival pragois du nouveau cirque et du théâtre Letní Letná pour la troisième fois déjà. Ils sont cette fois venus avec un spectacle intitulé Matamore réalisé en collaboration avec le Petit Théâtre Baraque, qui réunit depuis 1977 les clowns Branlotin et Nigloo. Les goûts communs et une amitié de longue date ont été à l’origine de leur coopération qu’ils évoquent plus en détail au micro de Radio Prague.

Pour voir le spectacle Matamore, le public entre dans un chapiteau qui appartient au Cirque Trottola, mais dont l’intérieur a été complétement modifié depuis leur dernier passage à Prague. A l’intérieur, les gradins sont très raides. La piste ressemble à une arène, c’est en fait une fosse et le bord de piste se trouve à 1,50m de hauteur. Tout cela pour donner au public, composé de 330 personnes assises tout autour de la fosse, un sentiment de vertige et en même temps une réelle proximité avec les artistes.

Les spectateurs sont soigneusement accompagnés jusqu’à leurs sièges par les placeurs, puis ils sont salués en français, mais aussi en tchèque et il s’avère qu’une grande partie du spectacle se fait dans un tchèque impeccable et très drôle, parfois combiné avec quelques mots d’anglais.

Au cœur du spectacle se trouvent les aventures des Matamores, des personnes qui font les beaux, mais qui n’ont pas le courage qu’elles affichent, qui se mettent tout de même en danger et montrent des numéros à couper le souffle. Branlo et Bonaventure nous donnent une petite idée des deux scènes du spectacle.

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Branlo : « Il y a un personnage qui rentre doucement dans l’obscurité au fond de cette fosse. Il faut imaginer la fosse comme une arène où il y a les taureaux qui entrent. Ou c’est un taureau qui entre, ou c’est une bête qui est dans le fond de ce trou où il fait un peu sombre. Ou alors on va lui mettre un petit podium au milieu et comme une marionnette il va venir se poser au milieu, il écarte les bras, il est vraiment au centre et il a tout le monde autour de lui qui le regarde et il faut qu’il leur parle, il faut qu’il leur dise quelque chose. »

Bonaventure : « Il y a aussi un moment d’acrobatie, il faut le dire sinon cela reste dans les images, un moment de l’acrobatie aérien où les pieds de la voltigeuse peuvent presque frôler les nez les spectateurs. »

On découvre un monde poétique et surréel rempli de cruauté et de plaisanterie. Des dialogues sont souvent absurdes, il y a des bagarres interminables et même un numéro avec un chien. Un acrobate-figurine, attaché sur une barre tournante qui est opérée par un clown, est amené sans pitié à faire des ronds et des positions surhumaines sur cette barre. Pour tous les numéros, la précision technique et la justesse du mouvement sont le mot d’ordre. Sans pour autant perdre une touche très personnelle des cinq artistes.

Branlo l’a déjà dit au micro de Radio Prague, le style bric-à-brac leur est particulièrement proche. Sur scène, ils expérimentent, découvrent des nouvelles tonalités, Branlo est pour la première fois un clown blanc, Mads jongle avec des pistolets même s’il n’aime pas les armes… Même s’ils représentent des personnages différents, au fond, on ressent que le spectacle est le leur et que les dix mois de vie et travail en commun ont mené à une création d’une heure quarante qui sait marquer le public.

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Difficile de situer le spectacle Matamore dans les différentes catégories du cirque. C’est du nouveau cirque, du cirque contemporain, car, comme ils le disent eux-mêmes, tout cirque est contemporain de son époque. En même temps, il y des clowns et une telle succession de numéros dans un manège, aussi avec un animal, qui peuvent rappeler le cirque traditionnel. C’était assez clair que les artistes ne voudront pas se laisser enfermer dans une catégorie. Nous avons tout de même demandé des précisions.

Comment vous situez-vous par rapport au nouveau cirque et par rapport au cirque traditionnel ?

Bonaventure : « Pour nous il serait triste s’il n’y avait que deux cirques, c’est-à-dire un cirque nouveau et un cirque traditionnel. Pour nous il y a une forme de cirque par cirque. On a essayé de faire le cirque à notre image. Après pour savoir où il se trouve, cela ne nous intéresse pas spécialement. On a beaucoup de respect pour le cirque dit traditionnel, il y a des choses extraordinaires dans le cirque nouveau, très surprenant, mais on n’essaie pas de distinguer ces deux, on veut que ce soit la même famille. »

A la fin des années 1970, avez-vous fait la distinction ? Vous vous êtes positionnés par rapport à quelque chose qui était dénommé le cirque traditionnel ?

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Branlo : « Nous, quand on a commencé à faire du cirque avec Nigloo, ce mot cirque contemporain n’existait pas. Le cirque est toujours contemporain. Moi, ce n’est pas un terme que j’ai dans l’oreille très facilement. En gros, c’est pour dire que quand on a commencé à se mettre en route avec des caravanes et des chapiteaux, c’était en 1977, on croisait beaucoup de petits cirques. On ne disait pas des cirques traditionnels, on disait des cirques. On croisait des gros cirques aussi. On se levait à cinq heures du matin pour voir le gros chapiteau se monter, c’était un grand événement. C’était une époque qui a vu arriver des écoles du cirque, un ministère de la Culture français qui a été chargé du cirque. Le cirque avant dépendait du ministère de l’Agriculture jusqu’en 1975 ou 1977 justement. Nous, c’est une question que l’on ne s’est jamais posé et aujourd’hui on nous pose cette question. Bien sûr, parce que le cirque contemporain est rentré dans le langage, mais je trouve que ce n’est pas la question intéressante. »

Nigloo : « Je pense que la grosse différence, c’est justement la forme de vie. Dans le cirque traditionnel on va plus sur une forme de vie, forme de déplacement avec caravanes chapiteaux, vie autour du chapiteau. Dans le cirque contemporain, cela n’est pas indispensable. Il y a beaucoup d’équipe qui sont dans les hôtels, qui ont un chapiteau qui ne leur appartient pas et qui est monté pour leur spectacle. Pour nous c’est cela la plus grosse différence entre les époques. Après dans le spectacle, il y a des modes qui font que dans le cirque traditionnel on retrouve tel genre de numéros, comme les numéros d’animaux que cela ne se trouve plus dans le cirque contemporain parce qu’on n’est plus sur ce truc-là. »

Bonaventure : « Je pense que dans les années 1970 quand Branlo et Nigloo ou fait du cirque, ils ne l’ont pas fait pour se distinguer du cirque traditionnel. Au contraire. C’est important car ce n’est pas une volonté de se démarquer, c’est ce qu’ils voulaient dire. »

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Titoune : « J’adore aller, dès qu’il y a des cirques traditionnels qui passent, on va les voir la plupart du temps. J’en ai vu il n’y a pas très longtemps, je leur ai montré les photos de notre cirque et ils étaient super jaloux. Ils disaient ‘wow vous avez de la chance de pouvoir faire un décor comme ça, on aurait vraiment envie d’avoir une plus belle piste mais on ne peut pas, on est obligé de rester deux jours’. Ils n’étaient que cinq frères, ils se faisaient tout le montage et tout. Quelque part ils avaient envie de plus mais ils étaient tellement autonomes que cela n’était pas possible financièrement pour eux de faire tout un décor comme ça. »

Mads : « C’est vrai que l’on se paie le luxe. Moi qui ai commencé dans le classique, j’avais une frustration, il y a longtemps, dans les années 1980, une frustration que le spectacle c’est presqu’au deuxième plan. Il y avait tout le transport, les montages, ça bougeait tout le temps et puis on devait faire accessoirement le spectacle. Vite fait, deux fois par jour, et on passait peu de temps à la création du spectacle. Ici, on peut dire que l’on se paie le luxe, d’avoir le décor que l’on veut, d’avoir le temps pour régler bien le spectacle, travailler les petits timings et toutes ces choses-là, travailler beaucoup plus l’artistique, si on peut différencier l’artistique et le technique, ce qui est déjà problématique de les différencier. En tous cas, on passe plus du temps à ça et ce n’est pas partout seulement montages et démontages. »

Vous venez voir aussi le Cirque du Soleil ?

Titoune : « Moi, j’ai bien connu parce que j’étais à l’école du cirque à Montréal où 90% des gens qui rentraient dans cette école voulaient aller au Cirque du Soleil. Personnellement, je ne suis pas du tout fan de leur fonctionnement. C’est drôle parce que les gens disent que c’est le nouveau cirque, mais pour moi, ils sont vraiment traditionnels, dans la façon dont ils construisent leur spectacle. Je ne pense pas que c’est un spectacle qui nous touche du tout. On essaie de s’éloigner le plus possible de ça, on s’éloigne de ça. »

Comment votre façon de faire le spectacle est différente ?

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Titoune : « Déjà un truc simple, c’est que l’on a décidé de faire tous ensembles tout au même niveau donc il n’y a pas ces histoires de metteur en scène, du chorégraphe, du scénographe, quand il y en a plein là-bas. On est arrivés les cinq et les musiciens, éclairagiste et on a tous créé au même niveau. Il n’y a pas du tout de hiérarchie. On ne travaille pas sur l’esthétique. On ne cherche pas à séduire le public avec tel effet. Ce n’est pas un show. Ce n’est pas tout réfléchi d’avance comme ils peuvent le faire. »

Vous ne mettez pas la musique au plus fort à la fin du spectacle ?

Titoune : « Peut-être si parfois, mais ça, c’est traditionnel par contre. »

Comment vous construisez un spectacle ?

Titoune et Nigloo : « On a commencé par le décor déjà. Une fosse au milieu. Cela a déjà pris un moment de trouver le bon truc. Il y a eu des impros, aussi de réflexions, c’est toujours au fur et à mesure que ça avance. Il n’y avait rien de préconçu. On savait quelque part vers quelle ambiance on voulait aller mais en même temps non. »

Mads : « Je n’ai même pas l’impression que l’on savait où on allait. »

Bonaventure : « Je pense que l’on savait mais qu’on n’avait pas mis les mots dessus. »

Nigloo : « Les gamins se disent, tiens, j’ai envie de jouer, tiens-il y a une balle qui traîne ou de l’herbe ou des bâtons, tiens, on va jouer avec ça. C’est l’énergie d’avoir envie de jouer qui fait qu’on attrape ça ou ça. Après, on joue bien avec un bâton, mieux avec une balle, mais bon. »

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Branlo : « C’est un cirque. Dans le cirque, il y a des acrobates, des jongleurs, le jongleur ne s’est pas mis à jouer la flûte traversière et l’acrobate à faire la peinture. On a quand même des techniques qui ont mis des années à être maitrisées. Ça c’est quand même une première chose. Finalement, au bout de compte, ce qu’on présente, c’est très simple, ce n’est pas sophistiqué du tout, ni au niveau technique, surtout pas au niveau laser, lumière… c’est très simple, mais dans cette simplicité, on a mis longtemps à trouver le point juste parce qu’au bout du compte, qu’est-ce qui se passe, il y a des numéros qui passent, des gens qui rentrent et qui sortent. C’est relativement simple, les éclairages sont assez simples, ni à la musique, il n’y a pas des effets particuliers. C’est simple mais on tenait beaucoup à ce que ça soit juste qu’on soit bien, qu’on se sente bien dedans, qu’on soit en adéquation avec cela. »

Vous avez déjà été en République tchèque, vous voyagez beaucoup. Y a-t-il une différence dans le public et sa manière de regarder les spectacles, entre la France et le Canada… lequel préférez-vous ?

Bonaventure : « On avait joué à Kratochvíle. Je n’ai pas l’impression qu’au Canada ils sont plus sages. On n’a pas encore joué ce spectacle en République tchèque donc il faut voir ce que ça donne, mais j’ai l’impression qu’ici il y a une attention particulière, comme les Tchèques ont une tradition des marionnettes, la poésie, ils sont très attentifs aux choses à déceler dans le spectacle. Ce n’est pas du tout cuit. Et ça on aime beaucoup. »

Titoune : « C’est clair qu’il y a un truc que nous on a vu dans les spectacles de Letná de marionnettes et on se disait c’est rigolo comment ils sont attentifs aux petites choses. On trouve qu’il y a plus d’attention aux choses simples ici. »

Bonaventure : « On sent qu’ils aiment le clown, ils aiment les marionnettes, la poésie, donc il y a une attention, une envie de comprendre fondamentalement ce que c’est. Alors que souvent, si on reprend l’exemple du Cirque du Soleil, c’est très fortement une consommation de spectacle, mais le spectateur n’en fait pas partie. Nous on aime bien qu’il fasse partie. Les spectateurs c’est le décor, c’est eux qui font le spectacle quelque part. C’est pour cela que j’ai l’impression qu’on est assez proche de nos amis, les frères Forman, on a l’impression qu’ils ont un peu ce même genre de façon de faire. Ils ont travaillé avec Branlo et Nigloo dans la Baraque, et du coup, je trouve que c’est précieux dans ce rapport-là que l’on a en République tchèque. »

'Matamore',  photo: Site officiel du festival Letní Letná
Vous jouez aussi pour le public habitué du cirque traditionnel ?

Titoune : « Ça nous arrive aussi. »

Branlo : « On ne peut pas différencier. On peut dire que les Tchèques sont peut-être plus attentifs à des détails. Suivant les pays, les gens réagissent sans doute de manière un peu différente, mais surtout ce que l’on constate, c’est que suivant les villes, les villages, les endroits où on va, et le type du public qui est convoqué par la structure qui les invite, ça peut être des publics très différents. »

Titoune : « C’est vrai qu’à Kratochvíle, ce n’était pas le même public qu’à Letní Letná. »

Bonaventure : « Surtout, ce qui nous intéresse sur le nouveau cirque, c’est qu’on ne fait pas forcément appel à un public cultivé ou intelligent ou averti ou qui aurait vu des références de danse contemporaine, du cirque nouveau et traditionnel etc., on essaie de causer au gamin qui est à l’intérieur de chaque spectateur, on essaie de parler aux cœurs directement. Si on avait voulu faire quelque chose d’intelligent, peut-être qu’on serait allé vers un texte de théâtre qui a un sens profond, mais là, on veut appel à ce que disait Nigloo, à l’humanité, aux gens, à l’intérieur. Alors ça résonne ou pas et cela dépend de plein de choses. Du coup, ça n’a pas spécialement lieu de se dire telle ou telle référence, le cirque traditionnel etc., cela a à voir avec une réflexion intelligente, mais nous on fait du cirque pour que ça cause aux cœurs, à la chair de poules. »

Branlo : « Pour ce genre de spectacles, le meilleur public est le plus mélangé possible. Un public de spécialistes qui connaît le cirque, les festivals de cirque, les gens qui viennent pour parce qu’ils connaissent bien, qu’ils sont bien avertis, ce n’est pas le meilleur public, loin de là. Evidemment, ils vont être attentifs, parce qu’ils sont connaisseurs, mais un public où il n’y a que des professionnels ce n’est pas bon non plus, un public où il n’y a que des abonnés d’un théâtre très chic… le mieux c’est le mélange des gens. »

Bonaventure : « Comme il y a 330 places dans le chapiteau, il a du coup 330 visions du spectacle différentes, et c’est ça ce qui nous intéresse, ce n’est pas qu’il y ait une vision commune. Nous, on n’a pas voulu dire ce que l’on a voulu montrer, c’est ça. On a voulu laisser à chaque personne sa vision à elle. Quand on est assis là-haut ou en bas, on ne voit pas le même spectacle. Ce sont les 330 personnes qui font le spectacle. Ce n’est pas nous qui avons délibérément dit, on veut raconter ça. »