Jaroslav Rudiš, un écrivain entre la Tchéquie et l’Allemagne
« Pendant longtemps je ne savais pas ce que je voulais faire dans la vie, dit l’écrivain Jaroslav Rudiš. Quand j’avais quatorze ans, je voulais être cheminot, nous avons ce métier dans la famille. Mon grand-père Alois Rudiš et mon oncle étaient cheminots et j’ai passé énormément de temps dans des gares. Cela ne m’a pas quitté. » Aujourd’hui encore Jaroslav Rudiš continue à aimer les trains, et bien qu’il ait une voiture, il préfère le chemin de fer. C’est en train qu’il se rend aussi en Allemagne qui est pour lui une deuxième patrie.
« Je n’ai jamais voulu être écrivain mais je me suis finalement rendu compte et je sens de plus en plus intensivement que je suis capable d’écouter et de saisir ce qui se passe autour de moi, de me glisser dans la peau des gens même sans le vouloir. Cela m’arrive tout seul. Et je suis capable sans difficulté d’évoquer des sentiments, d’écrire des dialogues et de les développer. »
Jaroslav Rudiš est né en 1972 et, dès sa petite enfance, l’existence du futur écrivain a été partagée entre la Tchéquie et l’Allemagne :
« J’ai grandi dans la région frontalière en Bohême du nord, sous les Monts des Géants non loin de la ville de Liberec. L’Allemagne de l’Est a donc toujours fait partie de mon enfance et de mon adolescence. Je me rendais probablement plus souvent à Dresde qu’à Prague. Je n’ai visité Brno qu’en 1992. Je connais donc bien tout cela et cela fait partie des histoires que j’écris. »
C’est en Allemagne qu’il situe aussi son premier roman, « Nebe pod Berlínem -Le Ciel au-dessous de Berlin », qui le lance parmi l’élite de la jeune génération des écrivains tchèques. Il connaît bien la capitale allemande, il y a vécu pendant quelque temps, la ville l’a ensorcelé et lui a inspiré une histoire qui est le reflet de sa fascination :
« Ce livre est une espèce de reportage, l’histoire d’un instituteur qui a déserté l’école, erre dans la ville et fait son introspection à partir des sous-sols. Cela se passe en grande partie dans le métro. Le métro de Berlin ne cesse de me fasciner. Je me rends compte chaque fois que tandis que la ville au-dessus de la surface change énormément, dans le métro il y a par exemple toujours les lignes anciennes U1, U2, ayant été construites en partie pour des vitesses maximales de 25 kilomètres à l’heure. Parfois donc le trafic dans le métro s’arrête. Ce sont des sensations tout à fait hallucinantes. Vous y voyez des tunnels qui ne mènent nulle part, parce qu’ils devaient mener à des stations qui n’ont jamais été ouvertes. »
Le roman « Le Ciel au-dessous de Berlin » a obtenu le prix Jiří Orten et a été traduit en sept langues et adapté pour le théâtre et la radio. Mais c’est à la bande dessinée que Jaroslav Rudiš doit son plus grand succès littéraire. Avec le dessinateur et musicien Jaromír 99 Švejdík il crée et publie en 2003 le premier tome d’une trilogie de romans en images qu’il intitulera Alois Nebel :
« En écrivant ce livre, j’ai pensé à mon grand-père que je n’ai jamais connu parce qu’il est mort en 1960. Il s’appelait Alois et il a donc donné le nom à mon héros. Il a travaillé avant et après la guerre dans une petite gare dans la région de Česká Lípa. (…) Je voulais parler de lui, d’un cheminot qui devient un peu fou, et qui voit passer par sa gare tout le siècle dernier avec ses traumatismes, la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale, le transfert des Allemands des Sudètes, l’occupation soviétique, il suit tout cela et doit vivre tout cela. »
Et Jaroslav Rudiš ajoute que son livre est aussi une évocation de l’histoire de Jesenicko, une région montagneuse dans le nord de la Moravie, une contrée pauvre qui ne manque pas cependant d’une beauté sombre et mélancolique. Alois Nebel, héros de la trilogie, est un homme simple. « Der Nebel » signifie brouillard en allemand et l’esprit de ce cheminot quinquagénaire est également un peu embrouillé. Il ne s’intéresse qu’à sa gare et collectionne passionnément des livrets indicateurs des horaires des trains. Il se réfugie dans la sécurité et la précision des horaires des trains pour échapper aux difficultés de sa vie et aux hallucinations dont il souffre. Un jour il se rend cependant compte qu’il serait bien de trouver une femme qui partagerait sa vie et finit par en rencontrer une à la Gare principale de Prague. C’est, selon Jaroslav Rudiš, une brave femme qui ne recule pas devant les difficultés de l’existence, femme que l’homme ne rencontre qu’une fois dans la vie, quand il a de la chance. Mais il se peut aussi qu’il ne la rencontre jamais. L’auteur donne à Alois Nebel cette chance et son roman est donc également une histoire d’amour assez particulière. Les qualités littéraire et visuelle de cette bande dessinée n’ont pas tardé d’attirer l’attention des cinéastes. Le réalisateur Tomáš Luňák, qui décide de porter à l’écran ce roman en images, choisit une méthode assez originale. Le film est tourné avec les comédiens vivants mais les images sont ensuite redessinées selon la technique de la rotoscopie. C’est un long travail de fourmi qui prendra plusieurs années, mais aboutira à un beau résultat. C’est un film d’animation dont les réalisateurs ont su recréer l’atmosphère envoûtante de la bande dessinée originale. Le film obtient quatre prix de l’Académie de cinéma et de télévision tchèque en 2011 et est proclamé « film d’animation européen de l’année au Prix du cinéma européen 2012 ». Mais ce n’est pas la première œuvre de Jaroslav Rudiš portée à l’écran. Déjà en 2006 il a publié son roman « Grand Hôtel » suivi presque aussitôt de son adaptation pour le cinéma par le réalisateur David Ondříček. Cette histoire d’un jeune solitaire, Fleischmann, est situé dans le paysage d’enfance de Jaroslav Rudiš, dans un hôtel qui se dresse au-dessus de la ville de Liberec dans les Sudètes, ville ayant été le théâtre d’une étape de la vie de l’auteur. Et c’est dans la région frontalière, dans une petite ville de montagne en Silésie tchèque, mais aussi dans une grande ville de l’ex-RDA, que se déroule le roman suivant paru en 2010 sous le titre « La fin des punks à Helsinki ». Ce roman qui illustre la désillusion cuisante des jeunes non conformistes après la chute des régimes communistes en Europe centrale, est le premier livre de Jaroslav Rudiš traduit en français. La traduction française du roman sort aux éditions Books en 2012. Finalement, en 2013, la maison Labyrint publie une nouvelle intitulée « Národní třída - L’Avenue nationale » dont le héros est un Pragois. L’auteur lui-même l’a présenté par ces paroles :« C’est l’histoire d’un bagarreur de banlieue de Prague qu’on appelle Vandam. C’est un lutteur qui y va fort mais lutte le plus souvent contre lui-même, un héros tragique. (…) Il est aussi tourmenté et mélancolique. Je voulais d’abord écrire un livre sur un gars dur. Je crois que le lecteur ne peut pas le souffrir au début parce qu’il est agressif, tient des propos provocateurs et affecte de faire la leçon à tout le monde. Mais tout à coup vous commencez à le comprendre un peu, vous vous glissez dans sa peau et vous réalisez qu’il éveille votre compassion, que vous le plaignez. Peut-être qu’il y a en lui quelques traits d’Alois Nebel. » Jaroslav Rudiš ne cache pas avoir mis quelque chose de lui-même et de sa propre vie dans tous les héros de ses livres. Il est donc un peu l’instituteur du roman « Le Ciel au-dessous de Berlin », un peu le solitaire frustré du « Grand Hôtel », le cheminot Alois Nebel et aussi le héros tout d’abord antipathique de « L’Avenue nationale ». Il n’a pas dit son dernier mot et sa plume peut nous apporter encore d’agréables surprises car il ne manque ni de projets, ni d’inspirations littéraires. L’avenir montrera lesquelles de ses innombrables facettes se reflèteront dans les traits des héros de ses prochains livres.