Regard linguistique sur deux musiques urbaines en France et en Tchéquie
Doctorante en linguistique entre l’Université Paris Diderot Paris 7 et l’Université Charles de Prague, Polina Chodaková s’intéresse aux musiques urbaines francophones et tchécophones, en l’occurrence au rap et au reggae. Son but est d’en proposer une analyse phonétique comparée. Au micro de Radio Prague, elle nous a expliqué son projet et tout d’abord le choix des styles musicaux retenus.
Comparer les données offre à Polina Chodaková la possibilité d’observer les rythmes des chansons, quelle y est la structure des rimes, leur fréquence, ou encore le nombre de syllabes que les artistes utilisent. Pour cela, elle a d’abord dû définir un corpus de morceaux. Elle explique :
« J’analyse deux cents chansons, des extraits, du rap et du reggae. Ce sont des chansons classées en cinq fragments temporels depuis le début du rap et du reggae en France et en République tchèque. Je les ai sélectionnées parce que les rappeurs en question sont des professionnels. »
En tout, son corpus rassemble donc cinquante morceaux par style et par langue. Apparu à la fin des années 1960 en Jamaïque, le reggae débarque à peine une décennie plus tard dans la Tchécoslovaquie communiste. A peu près en même temps que le rap, qui est lui importé des Etats-Unis, où il a préalablement été influencé par les sound system jamaïcains et différents styles musicaux tels que le reggae. Aujourd’hui, des groupes comme Prago Union portent bien haut le flambeau du rap national.
Polina Chodaková explique que reggae et rap présentent des similarités au niveau de l’interprétation des paroles. Elle constate d’ailleurs une évolution récente du rap :
« Quand on regarde aujourd’hui, le rap évolue vers de plus en plus de parties chantées. Partiellement, parce que les médias le demandent. Récemment, il y a eu un peu plus de rap chanté parce quand on chante plus, cela se vend mieux...Le rap chanté est-il encore du rap ?
« Oui, cela est difficile à définir mais c’est le beat sous-jacent qui définit le rap. Donc, oui, on peut très bien chanter parce que la musique de fond est du rap. »
Pour l’heure, la doctorante a surtout avancé sur son analyse consacrée au rap. Elle poursuit en pointant des différences entre la façon d’aborder ce style musical en France et en Tchéquie :
« Je pense que les rappeurs veulent respecter la création de la musique telle qu’elle a été conçue aux Etats-Unis dans les années 1970. C’est pour cette raison que quand un nouveau rappeur fait un nouvel album, il va faire deux ou trois chansons contestataires, deux ou trois chansons egotrips, ensuite il va traiter d’une thématique écologiste… Il va prendre un peu de tout pour faire un album qui va correspondre à toute la palette. »
Et ça on le retrouve en France et en République tchèque ?
« Tout-à-fait. »
Quels sont les thèmes qui ne sont pas traités par le rap ou le reggae français et tchèques ?
« Je pense que le rap français est beaucoup plus politique. Les rappeurs tchèques préfèrent le rire, ils aiment plus divertir le public. Et il est rare qu’il y ait des adresses publiques directes sur la scène politique comme en France. En France, ils n’hésitent pas à nommer quelqu’un en particulier alors qu’en République tchèque, cela fonctionne plus au niveau des allusions. »
Pourquoi à votre avis ?
« Je pense que cela est lié à la mentalité des Tchèques. Les Français réclament plus facilement les choses qu’ils veulent. Ils ne vont pas hésiter à le dire à haute voix. »
Et les Tchèques à travers des allusions donc ?
« Oui, ou des blagues. Je n’imagine pas que l’équivalent d’un Jean-Marie le Pen soit vraiment nommé sur scène pendant un concert de rap. Quand je vais à un concert de rap, c’est vraiment la fête en République tchèque. C’est plus la fraternité. Il y a toujours plusieurs rappeurs sur scène. Ils se traitent comme des frères entre eux, on voit bien l’amitié qui les lie et ce n’est pas quelque chose d’artificiel. »Pour autant, cela n’empêche pas les deux scènes d’entretenir des relations qui s’expriment notamment au travers de featurings et de diverses collaborations. Polina Chodaková explique :
« C’est quelque chose qui est en train d’évoluer avec les nouveaux rappeurs. Je peux nommer Lara303 qui a enregistré une chanson avec un rappeur français qui s’appelle Komer. En fait elle a travaillé à Versailles, elle était rappeuse déjà auparavant et elle a connu des rappeurs là-bas. Elle y a noué des liens, des amitiés…
Cela veut dire que les contextes tchèques et français se connaissent ? Les rappeurs tchèques écoutent du rap français ?
« Oui, ils écoutent du rap français et ils le respectent. La scène française de rap est tellement grande qu’elle est connue dans toute l’Europe et est prise en tant que modèle. »
Ces collaborations sont d’une grande aide pour le travail de Polina Chodaková. Elle développe pourquoi et fournit quelques-uns des résultats qu’elle a déjà pu obtenir :
« Cela m’aide parce que les pistes de voix sont enregistrées sur le même riddim, sur le même fond de musique et c’est donc la même vitesse de musique en beat per minute (bpm, battement par minute). Grâce à cela, on voit mieux le placement des accents toniques, initiaux et finaux sur les battements forts, les downbeats et sur les upbeats. On voit également les syncopes, les enjambements et les choses comme cela. »
Vous avez déjà travaillé le corpus sur le rap et vous avez été surprise par les résultats…
« Oui, j’ai vu qu’il y avait de l’innovation dans les deux genres dans les deux langues. Durant les trente années de leurs évolutions, on s’aperçoit que le rap était au début improvisé et qu’il est maintenant un genre abouti. Les rappeurs, tous les rappeurs, sont des pros et ont des flow de qualité. J’ai été surprise par la similarité des résultats tchèques et français parce que, et les rappeurs tchèques, et les rappeurs français, utilisent la même quantité de rimes, les mêmes courbes rythmiques, les mêmes courbes mélodiques, les mêmes schémas rythmiques, la même quantité de syncopes et aussi ils rappent à la même vitesse. Ce qui est très surprenant c’est qu’ils rappent à la vitesse de l’élocution, quand on parle. »
Dans une prochaine édition de cette rubrique panorama, Polina Chodakova évoquera les modalités de la thèse en cotutelle qu’elle réalise entre Prague et Paris, deux terres de beat donc.