Le rétablissement démocratique dans la Tchécoslovaquie post-communiste
Professeur en sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles où il est également le Doyen de la Faculté des Sciences sociales et politiques, Jean-Michel De Waele est notamment un spécialiste des régimes politiques d'Europe centrale. Son travail de thèse a ainsi été consacré à l'étude de l'émergence des partis politiques après la chute des régimes communistes dans les pays de la région. Au micro de Radio Prague, Jean-Michel De Waele raconte les processus de rétablissements de la démocratie en Europe centrale et plus précisément en République tchèque. Il émet tout d'abord des réserves sur l'emploi de l'expression de "transition démocratique".
Deuxième grande question : quand intervient la fin de la transition ? Est-ce au moment de l’entrée dans l’Union européenne ou bien lors des premières élections démocratiques ? Et puis une dernière question, est-ce que dans un monde mondialisé et globalisé, tout le monde n’est pas en transition d’un monde industriel vers un monde postmoderne ? Et donc ce terme de la transition démocratique est un terme journalistique qui pose plus de questions qu’il n’en résout. »
Dans ce cas, de quoi faut-il parler ?
« Je pense qu’il faut parler du rétablissement de la démocratie. On a connu en 1989 l’effondrement d’un système politique et on a vu après, de façon plus rapide qu’on ne pensait, en Europe centrale, l’établissement des normes démocratiques avec des élections où les perdants s’en vont et plusieurs partis se soumettent au choix des électeurs. Il y a incontestablement le changement d’un système économique et d’un système politique.
Le fait d’avoir un système démocratique ne nous dit rien sur la qualité de la démocratie. Je pense qu’en Europe centrale nous avons à l’évidence des régimes démocratiques en ce sens que les citoyens peuvent se débarrasser des gens qui sont au pouvoir, qu’il y a le choix entre plusieurs options partisanes. Mais ce sont d’autres questions de savoir quelle est la qualité de la démocratie et du débat démocratique, si la démocratie est bien citoyenne, si les citoyens s’engagent démocratiquement. La réponse est là évidemment plus nuancée. »
Dans le cadre de ce rétablissement de la démocratie en Tchécoslovaquie, vous accordez une importance particulière au rôle des partis politiques. Comment se sont-ils formés en Tchécoslovaquie ? On imagine qu’ils ne naissent pas ex nihilo en 1989. Quel rôle aussi pour le Forum civique, constitué des dissidents tchécoslovaque ?
« Ma thèse était de dire qu’un des instruments obligatoires de la démocratie étaient les partis politiques. On peut être critique des partis politiques mais force est de constater qu’il n’y a pas de démocraties sans partis politiques. On n’a jamais rien inventé d’autre que des partis politiques et même les pays à parti unique ont besoin d’un parti politique pour gouverner. Donc les partis politiques sont véritablement incontournables même s’ils doivent s’adapter aux nouvelles réalités. En Europe centrale, ce fut un processus lent.
Le Forum civique a joué un rôle extrêmement important mais très court finalement puisqu’il était une espèce de parapluie général d’ensembles reprenant toute une série de courants, de formations allant de l’extrême gauche à une droite nationaliste. C’était en fait le rassemblement de tous les anticommunistes de gauche ou de droite, de tous les opposants au régime. Ce rassemblement très fluide et très souple a joué un rôle déterminant lors des premières élections démocratiques et dans l’établissement de la démocratie. Mais bien entendu, une fois que les opposants avaient disparu, une fois que le régime s’est effondré, la raison qui avait donné naissance au Forum civique ayant disparu, le Forum civique s’est lui-même rapidement dissout mais ce fut rapidement un terreau pour d’autres partis politiques, toute une série de personnes ont quitté le Forum civique pour aller rejoindre ou pour aller créer d’autres partis politiques. »Comment s’est ensuite polarisée la scène politique en Tchécoslovaquie et en République tchèque ? Et peut-on finalement parler de polarisation puisque les deux plus gr ands partis des années 1990 ont accompagné les privatisations et ont même signé un accord durant cette décennie ?
« La République tchèque est un cas tout à fait particulier en Europe centrale. Tout est différent en République tchèque que dans les autres Etats. D’abord parce que le parti communiste y reste encore aujourd’hui un acteur. Vous n’avez aucun pays d’Europe centrale où le parti communiste joue encore de nos jours un rôle politique. La deuxième grande différence, c’est que le parti social-démocrate tchèque n’est pas l’héritier du parti communiste. Ailleurs en Europe centrale, les partis sociaux-démocrates, en Pologne, en Hongrie, sont les héritiers des partis communistes. Ce sont des mutations, des transformations mais il y a une filiation génétique entre la gauche démocratique actuelle et les communistes historiques : ce n’est pas le cas en Tchécoslovaquie.
Troisième grande différence : effectivement, assez rapidement vous avez un parti social-démocrate et un parti libéral-conservateur ODS qui vont occuper le devant de la scène en s’enracinant. En Pologne, en Slovaquie, dans les Etats baltes, il y a une fluidité partisane très grande alors qu’en République tchèque, il y a deux formations qui s’opposent. Elles s’opposent sur des mesures politiques peut-être secondaires par rapport aux enjeux majeurs qu’ont été l’adoption du capitaliste, l’adhésion à l’OTAN, l’adhésion à l’Union européenne. On peut discuter le rôle de la Tchéquie dans l’UE, le rôle de Václav Klaus, toutes les critiques eurosceptiques, mais malgré cela il y avait un accord massif sur l’adhésion de la Tchéquie à l’UE.
Les différences ne sont pas des différences sur le système économique ou le système politique. Elles sont des différences telles qu’on peut en trouver dans n’importe quelle démocratie entre le centre-gauche et le centre-droit mais il faudrait vraiment discuter beaucoup plus longuement pour se mettre d’accord en Europe centrale sur la question de savoir ce qu’est la gauche et ce qu’est la droite. »
Vous avez évoqué plusieurs différences entre la République tchèque et les pays voisins. Il y en a peut-être une autre, c’est que la Tchécoslovaquie avait déjà connu un système démocratique avant la Seconde guerre mondiale. Quel impact cela a pu avoir sur le renouvellement dans les années 1990 d’un modèle démocratique ?
« C’est évidemment une question fascinante. La grande différence entre la Tchécoslovaquie et les autres Etats d’Europe centrale, c’est que la Tchécoslovaquie, jusqu’aux accords de Munich en 1938, a connu la démocratie alors que les autres ont vu leur démocratie interrompue au milieu des années 1920 ou au début des années1930 selon les cas. L’expérience démocratique plus longue de la Tchécoslovaquie a-t-elle pesé ou facilité le rétablissement de la démocratie ? Personnellement, j’ai des doutes. Parce que la Pologne qui a connu très peu d’expériences démocratiques s’est stabilisé quelques années plus tard que la Tchécoslovaquie mais la situation économique était bien pire.Je pense qu’il y a évidemment des continuités et des ruptures. Ce qui a facilité les choses en tout cas c’est certainement qu’en Tchécoslovaquie, on a pu se raccrocher à une histoire positive, à une histoire dont on peut être fiers. Les Tchèques peuvent être fiers de cette période de l’entre-deux-guerres. Les sociaux-démocrates, les chrétiens-démocrate, chacun a pu se réinscrire dans une histoire ce qui facilite les choses par rapport à des pays où il fallait un peu inventer l’histoire. Cela a pu faciliter les choses, mais je ne pense pas que cela a été un facteur déterminant.
Il est très intéressant d’examiner les permanences de comportement électoral. Vous avez des phénomènes tout à fait remarquables pour les politistes avec des régions où on votait déjà communiste dans l’entre-deux-guerres et on a continué à voter communiste après la guerre. Des traditions familiales, des cultures politiques peuvent se maintenir.
Pour expliquer la « transition démocratique » en Tchécoslovaquie, il y a véritablement plusieurs facteurs : le facteur historique, la façon dont le régime est tombé, le fait qu’il n’y a pas eu de tentative de démocratisation du parti communiste, fait qu’il y avait un personnel et des élites disponibles pour conduire les réformes. C’est l’ensemble de ces facteurs qui peuvent expliquer le mode de passage à la démocratie qu’a connu la Tchécoslovaquie. Il ne faut pas croire qu’un seul de ces facteurs suffise à expliquer ce processus. »