Dominique Houdart : « Les philosophes sont des gens qui nous lancent des alertes » (1ère partie)
Le weekend dernier, la ville de Prague a accueilli pour la cinquième fois déjà le festival « Croissant au-dessus de Prague ». La première représentation a été celle de la Compagnie française Dominique Houdart et Jeanne Heuclin. Radio Prague a eu le plaisir de rencontrer Dominique Houdart, un des meilleurs marionnettistes français, qui connait déjà bien la République tchèque. Sur la scène du théâtre Na Prádle dans le quartier de Malá Strana, aux frontières de celui de Smíchov, il a présenté à lui seul, un spectacle dévoilant les pensées de plusieurs philosophes à travers le temps. Nous nous sommes entretenus sur l’art, la vie et la philosophie, trop fréquemment délaissée par notre vie quotidienne.
« Il y a des idées qui reviennent, mais ce qui m'a motivé, c'est l'utilisation que les philosophes font des objets, c'est-à-dire l'objet comme élément de démonstration. Ce qui a été le déclic pour le spectacle, c'est le morceau de cire qu'utilise Descartes pour faire une démonstration. Je me suis dit, les autres philosophes ont dû utiliser des objets comme cela. Alors en lisant beaucoup de textes, j'en ai trouvé certains qui convenaient à ma démonstration. Et puis d'autres textes, qui me plaisaient beaucoup et que j'avais envie de jouer, même si les objets n'apparaissaient pas dans le texte. Par exemple, il y a un autre texte de Descartes, que je joue avec des objets qui sont dans le spectacle, mais qui n'ont d’autre but que d'aider la démonstration. Ce sont des textes qui disent beaucoup de choses, sur le plan de l'écologie, des bavardages inutiles ou bien des démonstrations sur le jeu du comédien. Ça c'est quelque chose d'étonnant, que j'ai trouvé dans Platon, qui fait une très belle démonstration de ce qu'est le théâtre, en utilisant le principe de l'aimant ; l'aimant qui relie le spectateur, à l'acteur, au poète. Et c'est ce qui me touche dans le spectacle, c'est que tous ces objets, comme les aimants, sont un peu des liens entre l’auteur, le poète ou le philosophe, le spectateur et l'acteur. »
Votre spectacle fait beaucoup penser à des spectacles ambulants, médiévaux, avec quelques éléments de magie aussi. Quelles sont vos sources d'inspiration ?
« Moi j'ai souvent utilisé la marionnette dans mes spectacles. La marionnette-objet, cela m'inspire beaucoup. Je trouve que l'objet détourné, utilisé autrement que d'une façon traditionnelle, c'est quelque chose qui est très inspirant, comme une inspiration des surréalistes. Vous connaissez ce tableau célèbre de Magritte « Ceci n'est pas une pipe » montrant une pipe ? Eh bien, moi je dis, ceci n'est pas ce que vous voyez : ceci n'est pas un marteau, ceci n'est pas un pot de fleurs, mais il y a des marteaux et il y a des pots de fleurs dans mon spectacle. C'est cet état d'esprit qui consiste à poétiser les objets, à poétiser les mots, à poétiser l'espace, qui me fait agir. Vous parlez du Moyen Âge, en effet, un peu comme les bateleurs du Moyen Âge, j'utilise tous les moyens à ma disposition, et je me suis beaucoup attaché à utiliser des petits trucs de magie pour agrémenter un peu le spectacle. Car ce sont des textes qui sont quelque fois un peu durs, indigestes même, alors j'essaie de les rendre plus légers en coupant des cordes, et en les raccommodant, en faisant apparaître une balle, en faisant plein de petites choses comme cela. »
Quel est votre parcours professionnel ?
« C'est un long parcours, puisque ma compagnie va avoir cinquante ans dans quelque mois. J'ai commencé par le masque et la comédie italienne. C'est ce qui m'attirait beaucoup dans le théâtre. Je trouve que le masque est un moyen d'expression extraordinaire. Petit à petit, j'ai découvert que la marionnette n'était pas ce que l'on en faisait habituellement, en tout cas en France. C'est souvent considéré comme un spectacle pour petits enfants. À mon avis c'est une erreur grossière. La marionnette à l'origine vient du sacré, et puis on la trouve dans les plus grandes civilisations, la japonaise entre autres, dont le bunraku (type de théâtre de marionnettes japonais fondé en 1684 à Osaka, ndlr) qui est le type de marionnettes japonais le plus raffiné. Cela m'a beaucoup inspiré. Donc, mon parcours va du masque à la marionnette. Nous nous sommes ensuite spécialisés dans la marionnette pour adultes. Je ne monte jamais de spectacles pour enfants, je laisse ça à d'autres qui le font très bien. Mais j'essaie de défendre des textes, des musiques aussi – on a monté des opéras – et j'essaie surtout de mettre la marionnette au service de ces grands textes ou de ces grandes musiques. Je pense profondément que la marionnette c'est l'art premier du théâtre. C'est à dire qu'avant le théâtre, il y a eu la marionnette. On dit que ce sont les Egyptiens qui ont inventé la marionnette, en animant les statues des idoles. Je pense que, déjà à l'époque des cavernes, les hommes utilisaient des objets rituels, en prenant un bout de bois, en prenant des feuilles. Et tout cela devenait marionnettes car détourné, donc poétisé. La poésie a toujours existé chez l'homme et l'utilisation des objets renforce la poésie. »Vous êtes connu auprès des Tchèques pour vos extra-terrestres Padox, alors je suis curieuse de savoir qui sont ces extra-terrestres Padox ?
« Je pense que le théâtre de rue est quelque chose d'important pour toucher un public qui ne va jamais au théâtre. Quand on joue au théâtre, on joue devant un public habitué, devant des gens qui ont déjà un certain niveau culturel. Alors à un moment de mon existence, je me suis dit : « Il faut que l'on aille jouer dans la rue ». Nous avions alors une petite marionnette, un petit personnage de 67cm de haut, qui jouait du théâtre. Je me suis dit que j’allais l'utiliser, mais pas en petit format. Je l'ai fait agrandir, et on a créé des personnages qui s'appellent Padox et qui sont de taille humaine. Le manipulateur, le comédien, est à l'intérieur. Alors, que cela ressemble à des extra-terrestres, je veux bien, mais pour moi ce sont des personnages venus d'ailleurs. Nous ne disons pas d'où ils viennent. »« Nous avons quarante costumes de Padox. Ce qui fait que lorsque nous sommes venus à Hradec Králové, ou récemment au Canada à Montréal, alors nous venons avec les costumes, on fait un stage de formation. On apprend à des apprentis ou à des comédiens, à tous ceux qui veulent d'ailleurs, pas forcément à des comédiens, à jouer dans ces Padox. On peut en avoir quarante d'un coup, comme on peut en avoir un peu moins. Dans tous les cas, c'est une foule de personnages, qui envahissent les rues. Nous avons beaucoup joué ce spectacle à Hradec Králové, et c'est devenu un peu la mascotte du festival. Nous y avons été cinq années de suite, parce que le festival avait pris l'habitude d'avoir les Padox dans les rues. Cela faisait une animation qui touchait le public de la ville. On a inventé ce personnage avec lequel on vit des aventures extraordinaires. Nous avons travaillé, par exemple, avec des détenus de prison au Brésil, et ensuite en France. On avait quarante détenus qui entraient dans les costumes, et avec eux, on allait jouer dans la rue. Ce sont des aventures humaines très fortes. Puis on a joué en France, dans des quartiers un petit peu difficiles. Cela crée du lien social. »
Pour revenir au spectacle, les objets prennent vie parallèlement aux pensées des philosophes. Comment est née cette idée de spectacle ?
« Je raisonne toujours en terme d'objets et en images. Pour moi la philosophie, c'est quelque chose d'important. Plus je vieillis et plus la philosophie me semble essentielle pour la vie de l'homme. Mais en même temps, je me dis, la philosophie s'est un peu enfermée dans un langage compliqué. Beaucoup de gens ne lisent pas la philosophie, parque c'est trop complexe à comprendre. Lorsque je lis un texte, des images me viennent immédiatement. C'est donc de cette façon que la philosophie peut être transmise. Ce spectacle que vous avez vu, je l'ai joué devant des jeunes, pas des très jeunes, mais des jeunes lycéens ou étudiants, qui me disent toujours après : « Ah, si les cours de philosophies étaient comme cela, il y aurait moins de problèmes ». Je veux essayer de rendre la philosophie agréable à entendre, facile à entendre aussi. Les profs de philo font un très bon travail, mais quelque fois, c'est un peu obscur, un peu fermé. Il m'a fallu attendre des années avant de me mettre à lire les philosophes. Quand je les étudiais en philo, en terminale, cela ne me disait rien. Et puis, tout d'un coup, l'approche de la lecture fait que maintenant, depuis quelques années, je ne lis plus que des philosophes, parce que c'est une source permanente. Mais chaque fois que je les lis, j'essaie de les traduire en images et de me donner un raisonnement imagé. »
Mon message : lisez les philosophes, cela peut vous aider.
« Ce que je veux transmettre, c’est que la philosophie n’est pas un domaine réservé. La philosophie devrait entrer dans tous les cerveaux, dans toutes les lectures. Il faut l'aborder simplement. Certains philosophes commencent à s'y mettre. Le dernier que j'ai joué, Michel Serres, que l'on peut entendre à la radio sur France Info, tous les dimanches, c'est un philosophe qui parle à la population de façon extrêmement simple et claire. Et ce dernier texte, je le trouve formidable, parce que justement, je n'ai pas besoin de compliquer les choses, pour le raconter, il suffit de jouer les mots. Il faut aller vers les philosophes comme lui, Michel Serres, qui a écrit un bouquin extraordinaire que je vous conseille de lire, et qui s'appelle « Petite poucette ». « Petite poucette », ce sont les jeunes d’aujourd’hui. Je vous raconte un petit peu. Les jeunes utilisent leurs pouces pour travailler sur les smartphones. Poucette, pouce. Michel Serres considère que, depuis quelques temps, on avait la tête philosophique dans la tête, et que, maintenant, la tête philosophique est entre les mains. Les mains avec lesquelles on va chercher sur internet des textes etc. Il compare cela à l'histoire de Saint-Denis. Vous connaissez Saint-Denis ? Ce Saint des premiers siècles à qui on a coupé la tête et qui marchait en tenant sa propre tête. Eh bien Petite poucette, elle tient sa tête dans les mains. Alors, un philosophe comme lui, qui utilise déjà des images très fortes, j’ai voulu lui rendre hommage, en utilisant son texte qui est superbe. C'est écologique de dire : la planète est en train de se détruire. Les philosophes sont des gens qui nous lancent des alertes, qui nous disent : « Attention, on est en train de détruire le monde, on est en train de vivre n'importe comment. Ressaisissons-nous ». Mon message : lisez les philosophes, cela peut vous aider. La vie politique actuelle dans le monde entier, elle est un peu pourrissante. Mais on peut regarder un petit peu au-dessus, on peut relever la tête. En ce moment on regarde un petit peu trop l'économie, et pas assez les grands sentiments, les grandes idées. Voila le message philosophique qui peut ressortir du spectacle. En tout cas, je l'espère. »