Prague: ville piège pour les jeunes des milieux défavorisés

Photo: Lada Šůláková / Site officiel de l'organisation Člověk v tísni

Réussir le passage à l’âge adulte est un défi qui concerne toute la société et non pas seulement les individus. Si jadis le chemin vers la maturité était relativement balisé, presque ritualisé, de nos jours le modèle du « chacun pour soi » prévaut. Cette période, cruciale dans la vie de tous, peut s’avérer encore plus turbulente pour les jeunes des milieux défavorisés. Dans une de ses dernières éditions, Radio Prague avait interrogé Petra Hubková de l’association « Brány života » (« Les portes de la vie » en français) qui accompagne les jeunes des orphelinats, des centres d’accueil collectifs ou encore des familles d’accueil dans le passage à l’âge adulte. Cette fois-ci, ce panorama est consacré à l’expérience de Bára Halířová, travailleuse sociale de l’ONG « Člověk v tísni » (« L’homme en détresse »), qui assiste les jeunes de familles roms à Prague.

« Člověk v tísni » est une organisation non gouvernementale tchèque qui a été créée au début des années 1990. Progressivement, elle a diversifié ses activités d’aide humanitaire avec entre autres des programmes d’inclusion sociale et d’éducation lancés en 1999. Bára Halířová a intégré ce projet il y a quatre ans. Après une expérience professionnelle dans le secteur privé, elle s’est lancée dans des études liées aux politiques sociales et dans le bénévolat. Pendant ces quatre années, elle a travaillé avec des jeunes issus de milieux défavorisés à Prague, surtout des familles roms. Cette année, elle vient d’intégrer le bureau au service des adultes. C’est donc une personne qui dispose des clefs pour comprendre les deux groupes, celui des adolescents ainsi que celui des jeunes adultes. Bára Halířová :

« Pendant trois ans, je m’occupais du service d’orientation en milieu scolaire. En pratique, cela consistait surtout à assurer le passage des jeunes enfants roms du collège au lycée. En effet, nombreux sont ceux qui abandonnent leurs études à ce moment-là et commencent à travailler au noir ou à effectuer des petits boulots pour contribuer au budget familial. Il leur manque la motivation de continuer les études notamment du fait qu’ils ne voient pas ces exemples dans leur famille où le plus souvent l’éducation manque. »

Ayant pu expérimenter le travail avec les adolescents ainsi qu’avec de jeunes adultes, Bára Halířová estime que la principale différence entre ces deux groupes réside dans leur vécu. Les adolescents manquent d’expérience et leur donner des conseils revient souvent à proférer des paroles en l’air. Ils savent admettre une erreur, mais ils ne peuvent pas s’empêcher de la faire, un constat à portée générale qui n’est certainement pas valable seulement pour les jeunes des familles roms. Ce qui frappe néanmoins Bára Halířová, c’est la vitesse avec laquelle les jeunes adoptent un comportement adulte :

Photo: Lada Šůláková / Site officiel de l'organisation Člověk v tísni
« Les jeunes, avec lesquels je travaille, ne sont plus des enfants. Même s’ils ont ce statut et ont seulement douze ans. Mais par leur comportement, leurs intérêts et leur vécu, ils sont beaucoup plus loin que des adolescents d’autres milieux. Ils se fabriquent eux-mêmes des rôles proches de l’âge adulte, qui sont souvent liés à une culture vestimentaire et à un style particulier. Cette stylisation est pour moi un grand souci. Et après, évidemment, ils ont aussi parfois des pratiques sexuelles qui ne sont pas adaptées à leur âge. »

S’ils se comportent comme des adultes, avec tous les droits qui vont de pair, ces jeunes restent bien souvent des adolescents quant à leurs responsabilités, au respect de la ponctualité, ou au maintien de leurs engagements. Bára souligne que tous ses « clients » sont des individualités. Si le comportement mature de certains enfants peut effrayer, celui, puéril, d’un adulte de trente ans qui se cache derrière une façade peut surprendre.

Basée à Prague, Bára Halířová estime que le travail d’assistant social dans la capitale est beaucoup plus compliqué qu’en province :

« Il y a une différence énorme dans notre travail ici à Prague par rapport aux autres localités où est implanté Člověk v tísni. Dans les petites villes, les jeunes ont beaucoup plus envie de participer aux activités qui leur sont proposées, simplement du fait du manque d’autres alternatives. Mais ici à Prague, le divertissement est abondant. Les jeunes se retrouvent dans des centres commerciaux, il y a des événements gratuits, des jeux-vidéo etc. Ils ne sont pas motivés pour participer à nos projets. Il est donc plus difficile d’intéresser ces jeunes-là que dans les autres villes. »

Photo: Site officiel de l'organisation Člověk v tísni
Ce qui manque également à Prague c’est un lien plus étroit entre le travail et la valeur de l’argent. Ainsi, les jeunes ont du mal à se représenter le nombre d’heures qu’il faut consacrer à une activité pour pouvoir s’acheter un bien. Un piège de plus que la capitale réserve à ces jeunes car, selon Bára Halířová, à la campagne ce lien entre travail et produits de consommation est plus explicite. Les activités que proposent les centres de « Člověk v tísni » s’adaptent à ce contexte particulier pragois :

« Nos activités qui consistaient en des rencontres régulières se limitaient à l’automne et à l’hiver parce qu’il faisait trop froid pour que des jeunes traînent dehors et qu’il y avait une chance qu’ils se lassent des centres commerciaux. Je ressens d’ailleurs très fortement cette tendance qu’ils ont de s’entourer d’objets et de vêtements brillants et de marque. Cette importance accordée à la mode et au style est un échappatoire pour eux du monde dans lequel ils vivent, de la famille qui déménage souvent parce qu’elle ne peut pas payer le loyer, de la violence ou des drogues. Dans ce monde marqué par la mode, ils se sentent comme des chefs. En contraste à l’étiquette de looser à l’école où chacun sait de quelle famille ils viennent. »

Dans ce contexte, pourtant peu propice à des activités de groupe organisées pour les adolescents roms, des membres de « Člověk v tísni » mettent sur pieds chaque année un « Club pour jeunes ». Dans ce club, Bára Halířová et ses collègues invitent ces jeunes à se retrouver régulièrement et à réfléchir sur leur orientation professionnelle, surtout au moment du passage au lycée. Le premier défi consiste à les intéresser à ce type d’activité :

« Le Club pour jeunes qu’on organise régulièrement en hiver consiste dans les rencontres régulières avec les jeunes. On s’adresse à eux par le biais des familles avec lesquelles on travaille dans d’autres projets et donc qui nous connaissent déjà, on va dans les écoles avec une concentration d’enfants de milieux défavorisés, pas uniquement des Roms d’ailleurs, et enfin, on s’adresse à eux directement dans la rue. Cette dernière méthode est aussi la plus exigeante parce qu’il n’est pas facile de nouer un contact en étant adulte et sans être ennuyeux. Il faut savoir montrer que nous avons des choses intéressantes à leur proposer. »

Photo: Site officiel de l'organisation Člověk v tísni
Et pour les intéresser, ce ne sont pas des projets éducatifs qui sont d’abord mis en avant. Les bénévoles demandent d’abord à ce groupe composé de huit à dix personnes de déterminer quelles activités ils veulent faire :

« Au début pour intéresser les jeunes, on leur demande quelles sont leurs idées, qu’est-ce qu’ils voudraient faire. Nous les écoutons et après nous essayons d’expliquer ce qui peut se faire ou pas en fonction de nos capacités et du financement. Nous essayons de leur donner la responsabilité pour des choix pris en groupe. Si ce club a du succès, nos bénévoles y sont pour une grande part. Souvent on y fait de la musique, la culture du hip hop est particulièrement présente. Une fois le club établi, nous organisons des excursions dans les institutions qui pourraient intéresser les jeunes dans leur avenir professionnel. Nous avons également été présents ici à la radio tchèque. L’objectif est de leur montrer le travail concret ainsi que le chemin qui y mène. »

Outre le Club pour les jeunes, « Člověk v tísni » organise depuis douze ans chaque été un camp de vacances. Les enfants qui s’y rendent participent à un grand jeu de rôle qui tourne autour d’une économie fictive. Ils peuvent obtenir des brevets et gérer leur propre business, ou au contraire opter pour des travaux manuels, comme le nettoyage ou la coupe du bois. Des bénévoles prennent part à ces activités pour mettre des bâtons dans les roues aux jeunes. Une banque accorde des prêts, mais il y aussi des « mauvais prêts » à deux taux d’usure. Les enfants sont parfois amenés à gérer leurs dettes. Et deux fois par semaine, ils paient des impôts. Pour Bára Halířová, l’effet de cette expérience est remarquable :

« Au début, il y a des enfants qui ne touchent jamais à rien à la maison, pour qui il est impensable d’aider au nettoyage. Et peu après, ils nous poursuivent en demandant ce qu’ils peuvent faire, parce qu’ils savent que grâce à l’argent obtenu ils pourront payer leur maison ou s’acheter un vélo car à la fin, il y a des enchères. On n’oblige personne à jouer le jeu, mais s’ils ne jouent pas ils n’auront pas l’argent pour se procurer des choses qu’ils veulent. On simule en fait la vie réelle. Il y a toujours des jeunes qui abandonnent les études et n’obtiennent pas leur brevet pour pouvoir ouvrir un café. C’est ce qui se passe au quotidien, sauf que nous leur proposons une source de salaire alternatif avec tous ces autres travaux manuels. Je peux vous garantir que même les enfants qui avaient des difficultés à s’orienter à leur arrivée, partent avec une notion de ce que sont les impôts et des prêts désavantageux. »

Cette année, Bára Halířová a l’exemple de deux garçons venus avec certains conseils afin de déterminer comment réussir dans cette économie fictive. Preuve d’une circulation des informations entre ces jeunes.

Photo: Site officiel de l'organisation Člověk v tísni
Le camp de vacances est bâti sur des principes de confiance et de responsabilité. Les participants ont des responsabilités réelles vis-à-vis de toute la communauté, notamment dans la cuisine ou dans la surveillance du matériel, des responsabilités qu’ils n’avaient jamais eues auparavant dans la vie. Tout cela est couplé à la possibilité d’expérimenter des activités généralement considérées comme « adultes » auxquelles les organisateurs leur permettent se s’adonner au nom du « danger surveillé » :

« Au camp d’été, nous laissons les enfants faire des choses qui ne leur sont pas normalement permises car dans la société on pense généralement que ces enfants risquent de se blesser. Par exemple, un garçon de dix ans ne peut pas couper du bois. Au contraire, nous pensons qu’en l’assistant et tout en faisant attention, on peut le laisser faire et que cela sera bénéfique pour tous. »

« Člověk v tísni » propose aux adolescents des milieux défavorisés un tas d’activités : nous avons évoqué le « Club pour les jeunes » et le fameux camp de vacances… Mais l’organisation se consacre également à l’assistance administrative et juridique au sens large. Bára Halířová conclut sur une expérience relativement fréquente qui s’applique aux adolescents comme aux jeunes adultes. Après des avertissements en l’air sur les conséquences néfastes de tel acte, ses clients admettent leur erreur. Ce à quoi elle répond : « Ah bon, bah, ne le refais plus. »