Eva Houdová : « L'humour tchèque ne fait pas dans la langue de bois » (II)
Suite et fin de l'entretien avec la réalisatrice belge d'origine tchèque Eva Houdová. Dans la première partie de cet interview, elle était revenue sur ses débuts à l'Ouest. De ses expériences et de celles de ses amis tchèques émigrés comme elle en Belgique, elle a tiré deux films, dont le premier s'intitule Na Západ (A l'Ouest). Elle est revenue sur la genèse de ce tout premier opus, au micro de Radio Prague.
C'est un film qui montre la vie et les sentiments de ces émigrés tchèques en Belgique...
« Oui, mais c'était surtout un regard sur nos origines, par rapport à ce qu'on est devenus en Belgique, comment on s'est intégrés, comme on observe la société, quels sont les points positifs et négatifs. Il y a cinq personnages qui passent tout au crible. Finalement, ça en fait un film très drôle. On rit beaucoup parce qu'on y voit une sorte de révolte des Tchèques contre la Belgique à qui, en même temps, ils doivent tout. »Il y a de l'affection, mais aussi de la déception...
« Oui. Il y a un photographe qui s'appelle Jiří Jirů, très connu. Il lance des 'vannes' à la tchèque de toutes sortes... Cela donne un film vraiment positif. Non seulement on s'est intégrés, mais en plus, on n'était pas des alcooliques, ni des drogués, on ne dormait pas sur un matelas avec une bouteille de vin rouge, comme beaucoup de médias tchèques décrivaient à l'époque les émigrés. Ils les montraient comme de vrais ratés. »Vous parlez de l'humour de Jiří Jirů. L'humour tchèque est très particulier. Parfois il ne passe pas à l'étranger ou les gens ne le comprennent pas... Notamment ceux qui sont de culture française. Cela peut créer des incompréhensions...
« Tout-à-fait. Notamment le style d'humour de Jiri est assez provocateur, mais aujourd'hui, après toutes ces années passées avec nos amis belges, ceux-ci le trouvent formidable, parce que ce n'est pas un humour de langue de bois. Ce sont des 'vannes'. Et c'est un peu ce qu'on dit de l'humour sous le gibet : plus on est désespéré, plus on fait de blagues, plus on tourne les situations en dérision. Je pense que ceux qui ne comprennent pas l'humour tchèque doivent attendre patiemment, réfléchir. On retrouve évidemment cet humour chez Hašek avec le brave soldat Chveïk, Hrabal... Il y a toujours ce côté provocateur et profondément attendrissant car cela vient en général d'un certain désespoir. »Comment avez-vous vécu 1989 depuis la Belgique ?
« 1989, c'était vraiment par la télévision, via la RTBF notamment qui a longuement couvert l'événement : quand les gens ont sonné avec les clés, quand on a libéré Havel de prison. Pour moi, c'était une jubilation. »
Que était votre sentiment ? Est-ce que vous vous êtes dit qu'il fallait y aller tout de suite ?
« Oui. Mais en 1989, cela faisait 20 ans que j'étais en Belgique, mariée, professeur d'école de cinéma. Je voulais partir, bien sûr. C'est ce que j'ai fait mais seulement le 19 janvier 1990, avec la RTBF, pour faire faire un portrait du pays. J'étais traductrice et assistante. Donc j'étais vraiment bien placée pour observer. J'ai eu beaucoup de travail car dès le premier jour, quelqu'un a cassé les vitres de la voiture de la RTBF. Donc le premier jour de tournage, j'ai dû courir au garage pour me faire faire des vitres en plastique. »
Donc un retour plutôt désagréable après 20 ans d'absence...
« Il paraît que c'était une sorte de provocation. Mais tout le monde était estomaqué, car on s'attendait à une situation de liesse, et au lieu de cela, il y avait aussi des forces qui n'étaient pas très contentes du changement. Ils ne voulaient pas que ce soit filmé. »
Vous avez évidemment réalisé d'autres films en-dehors de vos films sur les émigrés tchèques. Il y a quand même quelque chose qu'on retrouve dans tous les films que vous avez réalisés comme dans votre plus récent « Parler avec elles » qui interroge trois générations de femmes émigrées. On retrouve plus ou moins dans vos films cette thématique de l'émigration...
« Je crois qu'on raconte toujours un petit peu le même film. Après 'Na zapad', j'ai réalisé 'La parenthèse', une sorte de suite de ce dernier. J'ai demandé à mes amis tchèques de Belgique de partir avec moi en Tchécoslovaquie et de me montrer d'où ils viennent. Parce qu'en fait, nous nous connaissions de Bruxelles, mais pas de Tchécoslovaquie. Donc ils m'ont emmenée sur les lieux de leur enfance et par leurs origines différentes, j'ai fait le tour de la Tchécoslovaquie. J'ai fait Ostrava, Brno, mais également l'ouest du pays... J'ai tracé les frontières, j'ai parlé des Sudètes. J'ai essayé de mettre les points sur i en ce qui nous concerne. »Je pensais aussi à votre films, comme « Parler avec elles » qui s'intéresse aussi à l'émigration, mais aussi aux enfants des enfants d'émigrés...
« 'Parler avec elles' qui est mon dernier film, ce n'est pas tant la question de l'émigration, mais une question d'émancipation des femmes. Nous avons choisi des histoires de femmes émigrées en Belgique parce que leurs destinées sont beaucoup plus mouvementées, et d'une génération à l'autre, il y a de grandes avancées. Ce qui n'est pas nécessairement le cas dans une famille belge. Avec ma co-scénariste, nous nous sommes intéressées à ces familles qui ont franchi des caps à chaque génération. Leur histoire familiale est beaucoup plus radicale : ce sont des Albanaises, des Vietnamiennes et des Espagnoles. Chez les Espagnols, c'est peut être moins radical, mais vous voyez quand même le changement entre la grand-mère et petit garçon. Au milieu, la mère est devenue une féministe et le petit garçon regarde tout cela avec une sorte de sagesse. Il a une grand-mère qui a toujours plus ou moins rusé avec son mari, sa fille qui est devenue féministe. Et lui, le petit-fils, le mâle, regarde la grand-mère et sa mère en train de se disputer. Pour les Vietnamiens, c'est autre chose : le père était un héros qui a fui le Vietnam, est revenue chercher sa famille après. Dans le cas de la famille albanaise, la grand-mère a été mariée de force, sa fille s'est jurée de ne pas revivre cela et s'est enfuie de la maison car son père voulait aussi la marier de force. La petite-fille est une fille moderne, donc c'est déjà une génération différente, qui gère sa vie de manière autonome, tout en connaissant très bien son histoire. »J'ai remarqué que sur votre site internet, vous présentez des étymologies de mots tchèques. C'est votre dada ?
« Oui, car je trouve qu'à un niveau purement encyclopédique, nous disparaissons de plus en plus au profit d'un anglais omniprésent. La République tchèque est un tout petit pays et une petite nation. Les langues du monde entier se perdent. Alors pour moi au moins, j'ai envie de transmettre l'origine de certains mots tchèques, comme par exemple, les mois de l'année. C'est presque pour montrer à quelle richesse les gens échappent parce qu'ils ne s'y intéressent pas. »
Est-ce aussi pour faire découvrir le tchèque à vos amis belges ?
« Oui, aussi. Ce sont les gens qui me connaissent ou mes étudiants qui viennent consulter mon site. J'ai aussi commencé à écrire sur les peintres tchèques, etc. C'est presque un blog, même si je ne le nourris pas si souvent. »
Pour terminer cet entretien, quel est votre rapport à votre pays d'origine ?
« Je suis totalement amoureuse de la tchéquité en moi. C'est quelque chose que je trouve indispensable, donc je reviens souvent, au moins trois fois par an. Je suis amoureuse de l'art tchèque, du passé et du présent. Je trouve que dans un pays qui a subi tant de transformations en vingt ans, il y a toute une scène artistique qui émerge qui me passionne. Mais du point de vue politique, je ne m'y retrouve pas beaucoup. Mais c'est un peu la même chose en Belgique. Je vis en Belgique, mais je me considère de culture tchèque. »