Jan Křížek, ou la recherche des temps perdus (II)
Du 31 mai à la fin septembre, le manège du Palais Wallenstein accueille une grande exposition consacrée à Jan Křížek, artiste tchèque installé en France dans les années 1950, mais dont le nom est un peu tombé dans l’oubli. Un temps classées de manière erronée dans l’art brut, les œuvres de Jan Křížek sont le fruit d’une réflexion spirituelle sur l’art et d’une recherche sur ses origines. Seconde partie du portrait de Jan Křížek par l'historienne de l'art Anna Pravdová, à l'origine d'une monographie et de l'exposition à venir.
« Il aimait beaucoup aller ouvre, tous les dimanches, avec sa femme. D’après ce qu’elle m’a dit, ils aimaient beaucoup aller dans la partie antiquités égyptiennes. Il s’intéressait beaucoup à l’art grec. On trouve une certaine proximité entre son travail et les sculptures de l’île de Pâques par exemple. Il s’intéressait beaucoup à toutes ces civilisations anciennes. Pendant la guerre, quand il faisait ses recherches avec Boštík, ils essayaient tous deux de revenir aux débuts de l’art. Ils pensaient que chaque époque devait commencer de la même manière, qu’il y avait toujours un début, un sommet, un déclin. Pour eux, l’art tchèque et l’art européen était dans leur période de déclin et un nouveau début devait commencer. Pour qu’eux-mêmes soient prêts, ils s’efforçaient de remonter aux origines de l’art, dans leurs recherches. C’est pourquoi ils se sont tous deux intéressés à toutes les civilisations anciennes, aux débuts de l’art. »
C’est une conception quasiment mystique de l’art et de la création…
« Křížek avait une approche, peut-être pas mystique, mais spirituelle de l’art. Il disait lui-même à Boštík que son œuvre était une quête spirituelle, qu’il essayait de résoudre un problème. Et quand il a estimé avoir résolu ce problème, il a arrêté, il a écrit : ‘enfin, je suis guéri, je peux arrêter mon travail artistique’. »Puisqu’on parlait de l’art antique, j’ai lu dans votre monographie une anecdote qui m’a beaucoup plu sur les « idoles ». Quelqu’un a retrouvé des sculptures de Křížek et a cru qu’il s’agissait de statuettes préhistoriques…
« C’est quand ils sont descendus de Paris dans la ferme des Dubina, il a fait quelques sculptures en pierre qui sont restées sur place, car il n’avait pas de moyen de les transporter. Les Dubina étaient en location dans cette ferme. Quand ils l’ont rendue, le propriétaire a trouvé les sculptures dans la maison, il a tout de suite alerté les musées des alentours. Dans le journal est paru un article disant qu’on avait retrouvé des sculptures préhistoriques, des idoles. Křížek a eu beaucoup de mal à faire croire que c’était à lui et à se faire rendre ses idoles. »
C’est une jolie anecdote sur son parcours, et assez révélateur de ce qu’il faisait en fait…
« Oui, en même temps, ça l’a pas mal amusé, puisque c’est ce qu’il voulait : remonter aux origines de l’art. Mais en même temps, c’est drôle qu’on n’ait pas reconnu un travail récent d’une œuvre préhistorique. »
Les Křížek étaient-ils liés avec la communauté tchèque en France ?
« Un petit peu, mais pas beaucoup. Křížek était quelqu’un de plutôt solidaire. Il ne recherchait pas la communauté tchèque, parce qu’elle était tchèque. Mais il était très proche de Toyen à un moment donné. Il allait avec elle aux réunions du groupe surréaliste. Ils s’estimaient mutuellement, s’échangeaient des travaux. Il voyait Toyen, et les époux Dubina aussi, ou encore le peintre Přibyl qui les a présentés. »Plus tard, les Křížek vont réussir à s’installer de manière plus définitive, mais toujours dans des conditions matérielles compliquées. Un événement important précède son installation : il va devoir détruire ses sculptures, un geste incroyable pour un artiste, forcé par les circonstances, mais qui a dû être un crève-cœur…
« Ils ont décidé de quitter de Paris, de s’installer à la campagne. Ils ont mis du temps à trouver une maison, avec le peu d’économies de côté qu’ils avaient. Ils ont fini par acheter un terrain au milieu de nulle part, en Corrèze, au milieu des forêts. Ils y ont construit une petite maison en bois. Křížek n’avait pas de moyen de transporter ses sculptures et les avait en dépôt à la galerie Craven. La galerie l’a prévenu qu’elle allait déménager et lui a demandé s’il pouvait récupérer ses sculptures. Křížek est arrivé sur place avec un marteau, est descendu à la cave et a commencé à les casser. Evidemment, quand le propriétaire a vu cela, il a essayé de le stopper. Il y a donc une part de fatalité puisqu’il devait déménager. Mais il y avait aussi une part de fierté de sa part. Il aurait pu dire qu’il n’avait pas où les mettre. C’était quelqu’un de très entier, de très indépendant : il ne voulait rien de voir à personne, et a donc préféré casser ses statues. En outre, comme il a arrêté la création, cela ne représentait pour lui que des étapes sur son chemin, il n’avait pas besoin de les garder. Il en a offert, mais très peu, à quelques amis très proches comme Toyen. »
Quand Křížek a-t-il justement arrêté sa création ? A quel moment de sa vie cela se passe-t-il et pourquoi ?
« Cela se passe en 1962. Il a l’impression qu’il a fait le tour de la question. Il voit aussi que c’est matériellement difficile d’être à Paris. Pendant tout leur séjour à Paris, c’est sa femme qui travaillait et faisait tenir le foyer financièrement, même si Křížek vendait des œuvres de temps en temps. Au début, au Foyer de l’art brut, il a beaucoup vendu, donc on ne peut pas dire qu’il était totalement dépendant de sa femme, mais c’est quand même elle qui, quotidiennement, s’occupait de leur vie matérielle. Elle commençait à être fatiguée, donc je pense que c’est pour elle qu’il a fait le choix de s’installer à la campagne et de s’occuper des abeilles. Mais il avait l’impression d’être arrivé au bout de quelque chose dans son travail et qu’il n’en avait plus besoin. Il a continué à faire de la sculpture spéculative, c’est-à-dire que dans sa tête, il a continué. Mais il écrivait à Boštík qu’il n’avait plus besoin d’en faire une réalisation matérielle. »Comment se déroule cette deuxième partie de vie en Corrèze ? Comment vivent-ils dans cette petite maison en bois, charmante mais fruste ? A-t-il vraiment totalement arrêté la création ?
« Il a vraiment arrêté de créer. Madame Křížek me disait que de temps en temps il prenait des bouts de papier, un journal, pour voir si sa main marchait encore. Il réalisait de petits croquis qu’il brûlait aussitôt. Pour ses 50 ans, il savait que sa femme aurait beaucoup aimé recevoir une sculpture. Il lui a donc promis une sculpture en bois, mais qu’il a terminée seulement 10 ans plus tard. Il a donc eu du mal… Il avait vraiment envie de le faire pour elle, parce qu’il savait qu’il lui devait beaucoup, mais il a eu beaucoup de mal à la terminer, à remettre a machine en marche. Ils vivaient là-bas très modestement, pratiquement en autarcie, ils cultivaient des légumes, il s’occupait d’abeilles, ils avaient des lapins, madame Křížek allait faire des cueillettes saisonnières des fruits, vendre du miel au marché. Elle était excellente pâtissière et cuisinière. Les voisins l’ont vite appris, ils lui commandaient un gâteau en échange d’autre chose etc. C’était du troc. Mais ils vivaient dans leur modeste maison, longtemps sans électricité, sans eau courante jusqu’au bout, avec seulement un puits. C’était aussi un choix, ils ne se sont jamais senti victimes de quelque chose. J’ai discuté avec la sœur de madame Křížek : plusieurs fois, les voisins ont voulu leur donner des choses comme un frigo, et ils ont toujours refusé. Ils voulaient vivre avec le strict nécessaire : pas de frigo, surtout pas de télé… »Křížek n’a jamais exprimé l’envie de revenir en Tchécoslovaquie ?
« Pas à ma connaissance. Peut-être que s’il avait eu la possibilité, il l’aurait fait, mais c’est difficile à dire. Par contre, sa femme aurait pu puisqu’elle a vécu jusqu’en 2010. Elle avait encore de la famille. Mais elle n’a jamais voulu. Son mari était enterré en France. Le plus important pour elle, c’était de rester dans la maison construite par son mari, car pour elle, il était toujours là-bas, et être enterrée à côté de lui. Elle avait peur que s’il avait fait le voyage à Prague, qu’il était arrivé quelque chose, que personne ne la rapatrierait jusqu’en France. C’était un trop grand risque pour elle. Donc elle n’est jamais rentrée, même après la révolution de velours. »Rappelons donc qu’une grande exposition à Prague sera consacrée à Křížek à partir de la fin du mois de mai…
« L’exposition va commencer le 31 mai, à Valdštejnská jízdárna, à Prague. Elle s’achèvera fin septembre. Elle s’appellera ‘Jan Křížek et la scène artistique parisienne des années 1950’ parce que l’on essaye modestement de replacer son travail en contexte. Donc il y aura de la céramique de Picasso, quelques dessins de Jean Dubuffet, ceux des peintres autour de Charles Estienne. Sinon, il y aura aussi à l’Institut français, le 6 mai, une présentation de la monographie ainsi qu’un documentaire réalisé par Martin Řezníček, qui est allé souvent et longtemps chez madame Křížek, a eu le temps de l’interroger. C’est elle qui tout le long du documentaire parle. Elle ne voulait pas apparaître du tout dans le film, amis c’est elle qui raconte toute leur vie. Ce sera donc à l’Institut français de Prague, le 6 mai à 18 heures. »