Jan Křížek, ou la recherche des temps perdus (I)
Du 31 mai à la fin septembre, le manège du Palais Wallenstein accueille une grande exposition consacrée à Jan Křížek, artiste tchèque installé en France dans les années 1950, mais dont le nom est un peu tombé dans l’oubli. Si les œuvres de Jan Křížek peuvent parfois évoquer l’art brut, il ne faut pas s’y tromper : l’apparente naïveté ou spontanéité de sa création picturale, ou même sculpturale, était le résultat d’un long cheminement artistique qui allait puiser sa source dans les arts antiques. Si avec sa femme, il vécut toute sa vie modestement, à la limite du dénuement, il en renonça d’autant moins à ce qui constitue l’essence même de l’art : une liberté totale, au point même de renoncer à cette création. Portrait par l'historienne de l'art Anna Pravdová, à l'origine d'une monographie et de l'exposition à venir.
« Je m’intéresse depuis longtemps aux artistes tchèques qui ont vécu en France. C’est le sujet de mes recherches. J’ai découvert le travail de Jan Křížek ici. Alena Nádvorníková avait préparé une exposition d’art brut en 1999. Elle avait exposé quelques dessins de Jan Křížek. Je lui avais demandé qui était cet artiste dont j’avais beaucoup aimé ce travail. Elle m’a mise en contact avec Vaclav Boštík, grand ami de jeunesse de Jan Křížek et seule personne à avoir toujours gardé contact avec lui ici. Václav Boštík m’a dit d’aller voir sa veuve qui vivait toujours en Corrèze. Je suis partie. C’était une vraie aventure à l’époque : il fallait changer cinq fois pour aller de Paris à sa maison, et la dernière étape était en car scolaire, il n’y avait pas d’autre moyen. Je suis arrivée chez elle et tout de suite elle m’a montré des œuvres, nous avons beaucoup sympathisé. Elle a su vraiment me transmettre quelque chose de leur vie commune qui était sans doute très forte. A partir de là, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive quelque chose sur Jan Křížek. »
C’est donc une somme de travail. Cette rencontre date de 1999 et le livre sort en 2013. C’est une monographie très importante, avec énormément de textes et d’illustrations. Est-ce que vous avez gardé contact pendant toute cette période avec madame Křížek, en quoi vous a-t-elle aidée ?« On allait régulièrement la voir avec mon mari, tous les deux ans, ou chaque été. Mais c’est assez loin. Chaque fois elle nous montrait de nouvelles choses. Elle avait encore beaucoup d’œuvres de Jan Křížek sous son lit. On est venus avec un scanner pour tout documenter, pensant que ça allait se disperser. Elle nous a montré sa correspondance avec André Breton et d’autres choses. Malheureusement elle est décédée il y a deux ans et je pense que ce ne serait plus possible d’écrire une monographie sur Jan Křížek. »
Vous avez donc fait cela à temps. Penchons nous sur Jan Křížek : quel est son parcours, d’où vient-il, comment s’est-il intéressé à l’art ?
« Il est né à la campagne en Tchécoslovaquie. Il aimait beaucoup dessiner et avait envie de devenir professeur de dessin. Il s’est inscrit à l’Ecole des hautes études techniques, le ČVUT. Là, il a suivi un cours de modelage qu’il a beaucoup aimé : il s’est dit qu’il allait tenter la sculpture à l’Académie des Beaux-arts. Il a été accepté en 1938. Il a pu faire un an et demi avant que les écoles ne soient fermées par les Allemands. Par la suite, il s’est formé plutôt en autodidacte. Pendant la guerre, il fréquentait beaucoup Václav Boštík, ils ont fait des expériences, discutaient beaucoup sur le sens de l’art etc. Juste après la guerre, l’Académie des Beaux-arts a rouvert. Un professeur a organisé un voyage à Paris pour les étudiants, dont Křížek a fait partie. Il s’est tout de suite dit qu’il fallait qu’il revienne en France, ce qu’il a fait peu après pour trois mois. Il est ensuite rentré pour se marier et le couple est retourné à Paris. Ils voulaient faire des allers-retours pendant plusieurs années. »Mais finalement, il y a eu en 1948 le Coup de Prague, et ils sont restés sur place…
« Voilà. Ils ont reçu une invitation du gouvernement à rentrer à Prague, mais ils ont refusé et sont restés à Paris. »
Revenons sur cette amitié avec Václav Boštík, un peintre très connu en pays tchèques. Vous disiez qu’il avait toute sa vie gardé contact avec Jan Křížek. Par une correspondance j’imagine, mais lui a-t-il aussi rendu visite en France ? Etait-ce possible malgré le rideau de fer ?
« Ils ont beaucoup correspondu. Malheureusement, et même si c’est déjà beaucoup, on a uniquement le côté de Jan Křížek. On a juste quelques lettres de Václav Boštík, mais beaucoup moins. Václav Boštík était quelqu’un avec qui Jan Křížek partageait tout : les déceptions, les succès etc. Il lui écrit donc très ouvertement quand il a réussi à vendre quelque chose, quand il a une exposition à Paris. Il n’écrit cela qu’à Boštík, même pas à sa propre mère. Václav Boštík était vraiment quelqu’un de très proche. C’est grâce à cette correspondance aussi qu’on comprend un peu pourquoi il a arrêté son œuvre : il lui explique sa décision d’arrêter la création. Ils ne se sont pas beaucoup vus, mais Boštík a pu venir à Paris dans les années 1950. Ils se sont vus une fois ou deux à Paris, et ensuite, quand les Křížek se sont installés en Corrèze, il a fait quelques séjours chez eux. »Jan Křížek reste donc en France, avec sa femme, après 1948. Dans quelles conditions ?
« Ils ont vécu dans des conditions très modestes. D’abord pendant un an pratiquement ils ont habité à l’hôtel et Křížek travaillait dans l’atelier d’un artiste espagnol de Paris, Honorio Condoy. Quand ils n’ont plus eu d’argent pour payer l’hôtel, ils sont partis dans une ferme chez un couple tchèque qui avait aidé pendant la guerre de nombreux exilés et émigrés tchèques (les Dubina, ndlr) et par la suite également, en les hébergeant dans leur ferme. Les Křížek ont pu rester quelques mois dans cette ferme en échange de quelques travaux. Křížek a pu y travailler aussi, mais aucun des deux ne gagnaient de l’argent. Au bout d’un moment, ils ont décidé de continuer plus au Sud, en essayant de gagner de l’argent avec la céramique. Ils sont allés à Aubagne, où aucun potier ne voulait les recevoir. Ils ont continué jusqu’à Vallauris où personne n’a voulu lui laisser un peu de place dans son atelier. Il s’est souvenu qu’avant de partir, alors qu’il avait fait une exposition au Foyer d’art brut à Paris, Picasso était allé le voir et avait aimé son travail. Or Picasso était justement à Vallauris. Křížek est allé voir le gardien de Picasso, en lui apportant quelques dessins. Il a déposé le dossier, et en revenant, le gardien lui a dit que Picasso l’attendait. Křížek voulait juste que Picasso l’introduise dans un atelier de poterie. Picasso est d’abord allé voir dans son propre atelier où ils n’ont pas voulu. Ils ont demandé d’où venait Křížek et quand ils ont su qu’il venait de Tchécoslovaquie, ils n’ont pas voulu. On ne sait pas trop pourquoi. Madame Křížek disait que c’était peut-être parce que la municipalité de Vallauris était de gauche à l’époque. Ils avaient peut-être peur que ça leur pose des problèmes d’aider quelqu’un qui avait quitté volontairement la Tchécoslovaquie communiste. Mais on ne sait pas. Un autre potier, ami de Picasso a été d’accord, lui a fait une place, avant de lui libérer tout un étage après avoir vu comment Křížek travaillait. Il y est donc resté quelques mois. »Ce qui est intéressant chez Křížek, c’est que son œuvre est double : il y a son œuvre de sculpteur, vers laquelle il tendait à l’origine, mais par la force des choses, et pour des raisons parfois purement pratiques, il a surtout peint. L’essentiel de ce qui nous est resté, ce sont ses peintures, ses dessins, ses aquarelles… Comment cela se fait-il ?
« Il était surtout sculpteur. Il aurait aimé s’y consacrer davantage. Ensuite, il est remonté à Paris où il vivait dans une chambre de bonne et où il n’avait pas de place. Il a quand même fait quelques sculptures en terre et en bois, mais il a surtout fait du dessin. C’était quelqu’un de très spéculatif, qui réfléchissait beaucoup, il essayait de résoudre un problème à travers son œuvre donc en fait peu importait le médium utilisé. S’il avait eu le choix, il aurait fait plus de sculpture, cela dit. Il a pu faire quelques sculptures grand format comme il le souhaitait grâce à Charles Estienne qui l’avait invité en séjour dans sa maison à Gordes pendant plusieurs mois. »
Précisons que Charles Estienne était un critique tard très connu à l’époque…
« Charles Estienne s’occupait de tous ces peintres de l’abstraction lyrique à Paris après la guerre. Il appréciait beaucoup l’œuvre de Křížek, l’exposait avec d’autres peintres. Il a vu dans quelles conditions Křížek travaillait et a donc arrangé ce séjour à Gordes, mais aussi en Bretagne, où Křížek a fait des sculptures grand format en pierre et en bois. »
J’ai découvert dans votre monographie que Jan Křížek a été un des premiers créateurs à être exposé au Foyer de l’art brut de Jean Dubuffet. J’ai été assez étonnée. C’est vrai qu’en découvrant une première fois son œuvre, je me suis dit : on dirait de l’art brut, et en même temps, je n’en avais jamais entendu parler comme d’un artiste brut auparavant. Comment se fait-il que Jan Křížek se soit retrouvé catalogué dans ce genre ?
« Il a été catalogué dans ce genre à ses débuts, mais il en est vite sorti, parce qu’en réalité il n’est pas un artiste d’art brut, il a étudié à l’Académie des Beaux-arts. C’est vrai que son travail est tellement intuitif, impulsif, spontané, il a essayé volontairement d’oublier tout ce qu’il avait appris à l’Académie, qu’il peut entrer dans cette catégorie. Il s’y est retrouvé parce que ce sculpteur espagnol chez qui il travaillait à Paris était ami avec Michel Tapiés, le critique d’art qui s’occupait du Foyer d’art brut avec Jean Dubuffet. Il a vu les œuvres de Křížek et a tout de suite voulu les exposer dans la toute première exposition du Foyer. Il a choisi six sculptures exposées à côté des œuvres d’artistes d’art brut, qui sont plus tard devenu des grands noms du genre comme par exemple Wölfli. »Suite et fin de cet entretien dans la prochaine rubrique culturelle, le 4 mai 2013.