Petr Kolář, le plus français des jésuites tchèques (Ière partie)
A l’occasion des fêtes de Pâques et moins de trois semaines après l’élection du premier pape jésuite dans l’histoire de l’Eglise catholique, Radio Prague vous propose une rencontre avec le prêtre Petr Kolář. Il a derrière lui un parcours hors du commun : celui d’un ecclésiastique formé en Autriche, en Allemagne et en France, aussi missionnaire dans une réserve indienne en Alaska. Celui également d’un prêtre qui, dans les années 1970-80 à Paris, s’est occupé des exilés d’Europe centrale et orientale et, inversement, après la révolution de velours, de la communauté francophone à Prague. Celui enfin d’un journaliste de Radio Vatican et de la Radio tchèque. Un homme qui ne manque ni d’humour, ni de dynamisme, un alpiniste et un randonneur infatigable qui, selon ses amis, « est un coureur solitaire qui n’emprunte pas les sentiers battus et ne regarde ni à gauche, ni à droite pour voir si quelqu’un le suit ». On peut admirer les larges connaissances de Petr Kolář, le recul et la perspicacité avec lesquels il parle de la vie religieuse, et de la vie plus généralement, en République tchèque et ailleurs. Surtout, on se sent bien en sa compagnie et on ne s’ennuie pas. Radio Prague a rencontré Petr Kolář dans la résidence jésuite voisine de l’Eglise Saint-Ignace, place Charles, dans le centre de la capitale.
« A 18 ans, j’ai essayé d’intégrer ce séminaire, surveillé par les autorités communistes. A l’époque, il y avait un ‘numerus clausus’, c’est-à-dire un nombre bien défini d’étudiants admis qui ne pouvait pas être dépassé. Ne faisant pas partie de ce nombre, je n’ai donc pas pu entrer au séminaire. De ce fait, mon opposition au régime communiste et aussi un sentiment de défense des personnes les plus honnies et les plus persécutées par les communistes, tout cela s’est joint à la difficulté de me lancer dans ce que je voulais faire ici, en Tchécoslovaquie. Je dis souvent que si j’avais pu entrer au séminaire de Litoměřice, je ne se serais jamais parti à l’étranger. J’avais le choix : soit j’abandonnais l’idée et j’embrassais la carrière technique pour laquelle j’avais été formé, soit je quittais le pays. »
Justement, vous avez quitté la Tchécoslovaquie en 1968 pour entrer au séminaire en Autriche, dont vous dites d’ailleurs que c’est, mentalement, le pays européen le plus proche de la République tchèque. Quel ont été vos débuts ? Comment se sont passées vos premières années d’exil ?
« J’étais en Yougoslavie avant l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie, en août 1968. Les deux pays occidentaux les plus proches étaient l’Italie et l’Autriche. C’était la première et en même temps la dernière année où les Tchèques pouvaient émigrer via la Yougoslavie, qui était un pays communiste, mais pas aligné à l’URSS. Nous étions là au moment de l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie, 140 000 Tchèques sans argent, car la couronne tchécoslovaque n’était pas convertible… En nous ne pouvions pas rentrer au pays à cause des mouvements des armées. Je ne sais pas comment cela s’est fait, mais un accord a été conclu et on nous a laissés passer par l’Autriche, un pays neutre. Je n’ai donc pas vécu une fuite par aventure. Je suis devenu réfugié politique avec le droit d’asile en Autriche, et au bout de huit ans, je suis devenu Autrichien, je vis actuellement avec un passeport autrichien. Ma foi, vu les difficultés que j’avais rencontrées avant d’obtenir cette nationalité, étant un réfugié sans droit de résidence permanente et sans possibilité de voyager, lorsque, en 1990, les autorités tchécoslovaques ont envisagé d’interdire la double nationalité, j’ai dit clairement : ‘si jamais on me contraint à choisir, je reste Autrichien’. »
En Autriche, vous avez pu entrer au séminaire sans problèmes ?
« Les jésuites commencent par un noviciat, c’est-à-dire par une préparation aux études, où l’on est testé et où l’on teste. On essaie de voir ce qu’est réellement l’ordre jésuite, et les responsables veulent, eux-aussi, connaître le candidat. Car certains d’entre eux ont des idées qui ne correspondent pas avec ce que sont les jésuites en réalité et ce qu’ils font. Le noviciat dure deux ans. J’y suis entré, c’était dans le sud de l’Autriche, presqu’à la frontière yougoslave. Au bout de deux ans, on m’a proposé de continuer avec des études de philosophie à Munich. Les deux années suivantes, je les ai donc passées dans cette ville. Le jour de l’ouverture des Jeux olympiques de 1972, je partais pour la France. »
Une des grandes personnalités de l’Eglise catholique tchèque, le prêtre Tomáš Halík s’est réjoui de l’élection du pape François, en soulignant que, selon lui, les jésuites sont « les gens les plus érudits et les plus doués de ce monde ». D’où vient cette force intellectuelle ?
(Rires) « C’est bien gentil de la part de Tomáš Halík que je connais personnellement… Cette réputation de l’ordre jésuite vient de loin. Après le Concile de Trente, au XVIe siècle, on a décidé de donner aux prêtres une formation spéciale, appelée aujourd’hui le séminaire. En tchèque, on dirait que c’est une ‘lesní školka’, un endroit où on cultive de petits arbres avant de les planter dans la forêt. En 1556, deux ans déjà après le Concile, on a fondé un tel séminaire à Prague, c’était le premier établissement du genre au nord des Alpes. Mais on s’est rendu compte que le niveau des jeunes, formés précédemment dans les écoles primaires, monastiques ou cathédrales, était minable. C’est donc par nécessité que les jésuites ont commencé à créer des écoles secondaires, avec pour but de préparer les jeunes au séminaire. Une première école secondaire, qui existe toujours, a été fondée à Rome. Une autre école jésuite à été fondée à Olomouc, en Moravie. Elle recevait des étudiants de Sibérie, du Kazakhstan… Ainsi, les jésuites ont bientôt eu le monopole de la formation, ils avaient une trentaine d’écoles dans les pays tchèques. Premièrement, ils avaient un programme d’enseignement bien élaboré qui a fonctionné jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Deuxièmement, ils avaient assez d’argent pour pouvoir entretenir ces écoles. De ce fait, même ceux qui s’engageaient dans la sphère publique, en politique par exemple, préféraient passer par des écoles jésuites. Même après l’interdiction de l’ordre, ce système a continué. Aujourd’hui encore, les jésuites tentent de fonder des écoles en République tchèque : il y en a une à Děčín, mais elle fonctionne avec beaucoup de difficultés… »Comment se porte alors l’ordre jésuite en République tchèque actuellement ? Il existe sept communautés à travers le pays. Cela veut-il dire que l’on ne dénombre que quelques dizaines de jésuites tchèques ?
« C’est une triste constatation. A part la résidence où nous nous trouvons maintenant, nous n’avons aucune maison jésuite, à part celle de Kolín, où vivent trois personnes âgées qui ne font pas d’activité jésuite explicite. Nous avons perdu beaucoup de membres depuis 1990. Quand je suis revenu au pays, nous étions 123, aujourd’hui nous ne sommes plus que 56. La démographie est négative, nous avons peu de jeunes. Quand on est confronté à une perte des effectifs, c’est toujours une période difficile. Chaque jour, nous devons nous poser cette même question : ‘Qu’est-ce que nous abandonnons ? Qu’est-ce que nous fermons ? »
Les jeunes jésuites tchèques peuvent-ils aller étudier à l’étranger ?
« Tous nos jeunes sont obligés de faire leurs études à l’étranger, étant donné que nous ne sommes pas capables de créer des maisons de formation. Les novices tchèques et slovaques sont formés ensemble, à Ružomberok, en Slovaquie. Cette année, nous n’avons qu’un seul novice là-bas. Un novice par an, en sachant que tous les novices ne deviennent pas jésuites par la suite, c’est vraiment très mince comme espoir de renouvellement. »
Comment expliquez-vous cette évolution ?
Personne ne sait si c’est définitif, mais l’Europe est en déclin, non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans les domaines économie, politique, culturel. Les pays émergents sont pleins de force, d’énergie et de désir, tandis que nous, les Européens, nous sommes vieux.
« Je pense que l’explication est européenne. Tous les pays d’Europe centrale, y compris la Pologne, de même que les pays occidentaux, connaissent une baisse des effectifs des ordres religieux et cela ne concerne pas seulement les jésuites. A l’exception, parfois, de certaines communautés religieuses non actives, celles qui sont dans la méditation : les Carmélites par exemple ou les Cisterciens à Nový Dvůr, là, il y a de la relève. Mais chez tous les ordres actifs, notamment ceux qui sont engagés par exemple dans la santé ou dans l’enseignement, on enregistre une baisse de vocation. Par contre, la situation est tout autre dans les pays du ‘Tiers monde’. Il n’est donc pas étonnant que le pape soit élu non pas parmi les chrétiens européens, comme c’était le cas jusqu’à présent. L’Argentine n’est pas tout à fait un pays du Tiers monde, mais quand même, l’ensemble de l’Amérique latine n’est pas un continent très développé. L’Amérique latine et l’Inde sont deux régions où l’ordre jésuite est en épanouissement, où il y a beaucoup de choses à faire dans les domaines qui sont les nôtres : l’enseignement et le travail social. Personne ne sait si c’est définitif, mais l’Europe est en déclin, non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans les domaines économie, politique, culturel. Les pays émergents sont pleins de force, d’énergie et de désir, tandis que nous, les Européens, nous sommes vieux. »
Quelle est la particularité de la formation jésuite ? Est-ce que ce sont des exercices spirituels ? Ou alors le fait d’avoir trois accompagnateurs, trois professeurs qui vous suivent et vous conseillent tout au long de votre vie ?
« Pour nous, les jésuites, c’est une formation de grand luxe. Je suis arrivé dans une école à laquelle je n’étais pas préparé. J’avais un bac technique tchèque et je suis entré dans une école où on enseignait la philosophie, la théologie, la sociologie, la pédagogie, la psychologie, etc. Je ne connaissais pas la langue et je n’avais pas cette préparation qu’avaient mes collègues allemands. Ils avaient tous la philosophie avant le bac. Et alors, un jeune jésuite allemand qui enseigne encore à Munich a été désigné comme mon ‘angelus’, mon ange. Il m’accompagnait, m’expliquait tout, m’initiait à la philosophie. C’est quelque chose que je n’ai pas vécu ailleurs. En plus, tous les ans, on avait ce qu’on appelle en français un conseil d’orientation. Lorsque nous avions terminé une année d’étude, nous étions invités parmi les personnes qui examinaient nos résultats, discutaient avec chacun d’entre nous et cherchaient comment poursuivre le parcours de chacun, en s’appuyant sur ses capacités, ses talents et en mettant un petit bémol sur des choses certes utiles mais pour lesquelles l’étudiant n’a peut-être pas de facilités. De ce fait, on formait, et on forme toujours, assez rapidement des spécialistes de grande envergure. Parce qu’on force sur la piste qui se dessine dans la vie de chacun. J’ai trouvé formidable que mes trois accompagnateurs se cassent la tête pour moi, un pauvre réfugié qui arrivait d’un pays éloigné et qui n’avait pas un rond en poche. Vous savez, en France, on m’appelait à l’époque ‘Un chèque barré sans provision’ ! (rires) En plus, ils m’ont traité dès le début comme l’un d’eux. Parce que quand on est jésuite, on l’est dans toutes les maisons de la compagnie. Aujourd’hui encore, lors de mes voyages, j’essaie toujours de passer par des villes où se trouvent des maisons jésuites. Dans les pays occidentaux notamment, elles sont pratiquement identiques : je sais à quoi je peux m’attendre, je connais les gens, on peut parler, échanger et cela facilite énormément la vie. Par exemple, mon co-novice est maintenant le bras droit du Général des jésuites à Rome, et ils sont venus tous les deux récemment à Prague. Il a bien compris ce que je faisais ici et vice-versa. On n’a pas besoin de s’expliquer trop de choses : on a fait ensemble des ballades en montagne, des baignades, du vélo… Ce sont de petits éléments qui favorisent l’épanouissement personnel et intellectuel de chacun. »
« Au moment de mon entrée dans le noviciat jésuite autrichien, un jésuite âgé m’a demandé si cela me rendait heureux. J’ai été obligé d’avouer que non, je n’étais pas heureux et cela m’a rempli de panique. Aujourd’hui, je pense que la question n’était pas bien posée. Je ne dirais pas non plus aujourd’hui ‘je suis heureux’. A moins d’être un petit enfant ou un grand fou, on ne peut pas être profondément heureux dans ce monde. Le plus que nous puissions espérer, c’est de mener une vie pleine et là, je dis que c’est mon cas », affirme le prêtre jésuite Petr Kolář dans un livre d’entretiens intitulé « La liberté d’abord », paru en tchèque et en français. Retrouvez la seconde partie de l’entretien qu’il a accordé à Radio Prague dans notre émission spéciale du Lundi de Pâques. Petr Kolář évoquera notamment son expérience avec les exilés tchèques à Paris.