Réédition de la traduction tchèque du cycle romanesque de Marcel Proust « A la recherche du temps perdu »
Le lecteur tchèque dispose de deux traductions intégrales du roman « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust, une des œuvres fondamentales de la littérature mondiale du XXe siècle. La première traduction réalisée par une équipe de cinq traducteurs dominée par Jaroslav Zaorálek est sortie avant 1930. Dans les années 1970, la maison d’édition Odeon décide de publier une nouvelle traduction de l’œuvre de Proust et confie ce travail aux traducteurs Prokop Voskovec et Jiří Pechar. Et c’est cette traduction revue, corrigée et dotée d’une postface du philosophe Josef Fulka qui est rééditée en 2012 grâce aux éditions Rybka Publishers et au Programme d’aide à la publication F. X. Šalda. Le lecteur tchèque a donc de nouveau la possibilité de plonger dans cet immense roman qui n’est pas facile d’accès mais dont la lecture est une expérience fascinante et inoubliable.
« Le trait substantiel de sa phrase est qu’elle est très longue et compliquée. On pourrait donc penser qu’une telle phrase ne sera pas assez ‘lisible’ en tchèque. J’ai découvert que ce problème est aisément soluble. Le fait que la phrase proustienne soit plus difficile à comprendre pour le lecteur tchèque est dû aux procédés syntactiques. Parfois la syntaxe chez Proust n’exprime pas le rapport logique entre les différentes parties de la phrase. (…) Si vous remplacez ces enchaînements syntactiques dans la traduction par des enchaînements qui correspondent à la logique, la phrase devient soudainement claire. »
Auteur de la postface de l’édition tchèque du roman, le philosophe Josef Fulka ajoute une explication pour les spécificités de la phrase proustienne, une phrase qui s’étend parfois sur une page entière et devient une espèce de labyrinthe dans lequel le lecteur s’égare :« Certains interprètes comme Leo Spitzer ou Julia Kristeva pensent que la complexité de la phrase de Proust n’est pas une fin en soi, mais qu’elle correspond à la complexité de la perception du monde que Proust cherche à saisir. Cela veut dire que les perpétuelles digressions et les innombrables interpolations dans le texte sont là pour mettre en relief la complexité de la perception, y compris la perception du temps et des sensations physiques. »
Lire « La recherche » demande donc beaucoup de temps, de patience et d’énergie, mais le lecteur prêt à tout cela est richement récompensé. Il sera alors capable de s’orienter, de vivre et d’évoluer dans le monde de Marcel Proust et de partager en quelque sorte la vie de ses héros. La majorité des personnes réelles ayant servi de modèles pour les personnages du roman ont été identifiées. Cependant, cela n’explique pas pourquoi les héros de Proust nous semblent si authentiques et ne cessent de nous intéresser et de nous étonner.
Il n’est pas facile de répondre à la question de savoir qui est le personnage principal de « La recherche ». Au premier abord on dirait que c’est le Narrateur, un homme qui nous raconte ce qu’il a vécu, qui se souvient de son passé et qui, grâce au goût évocateur d’une madeleine trempée dans du thé, redécouvre sa vie et les vies de ses proches, de ses amis et de ses connaissances. Ce Narrateur, cet homme dont on aimerait qu’il soit Marcel Proust, nous raconte sa vie sur des milliers de pages, et pourtant son image reste assez vague. Nous n’arrivons jamais à le cerner et il nous échappe sans cesse. Même si c’est lui qui nous parle de la voix de l’auteur, il ne faut pas le considérer comme l’autoportrait de Marcel Proust, car la réalité chez l’écrivain se marie toujours à la fiction.Par contre, d’autres personnages du roman se gravent dans notre mémoire avec plus de précision et de force, et nous intriguent, suscitent notre sympathie ou notre antipathie. Le lecteur attentif n’oubliera sans doute jamais l’amant jaloux et indécis Charles Swann, la belle et insaisissable Odette de Crécy, la très aristocratique Oriane de Guermantes, le toujours surprenant baron de Charlus, la maîtresse du salon et reine des snobs Madame Verdurin ou encore Françoise, la bonne qui représente les gens du peuple avec toute la panoplie de leurs traits positifs et négatifs. Pour pénétrer dans ce monde haut en couleurs où la psychologie, l’humour et la mélancolie font bon ménage, le traducteur Jiří Pechar donne aux candidats à la lecture de « À la recherche du temps perdu » un conseil assez étonnant et sans doute bien discutable :
« Le mieux est de lire le cycle romanesque de Proust dans le même ordre qu’il a été créé. Proust a d’abord écrit le premier tome puis le dernier. C’est ainsi qu’il a créé la charpente de l’œuvre dans laquelle les autres éléments ont ensuite être incorporés. Si le lecteur procède de la même manière, il comprendra mieux l’ensemble de l’œuvre. » Jiří Pechar n’exclut pas non plus la possibilité de lire indépendamment les différents tomes de l’heptalogie proustienne. Une telle approche est sans doute possible et certains éditeurs n’ont d’ailleurs publié qu’une partie du premier tome du cycle intitulé « Un amour de Swann ». Cependant, Marcel Proust lui-même affirmait que son œuvre était « un tout très composé » et celui qui ne lit qu’un seul tome tiré de l’ensemble ou commence la lecture par le dernier tome ne peut pas entrer dans le contexte de l’œuvre. Un tel lecteur ne peut pas suivre avec l’auteur l’évolution des personnages et participer à la lente découverte de leur psychologie. Pour connaître et savourer l’œuvre dans sa complexité, il faut donc lire les sept volumes du cycle, sacrifice probablement inacceptable pour certains lecteurs potentiels. Il faut se rendre à l’évidence : ceux qui ont assez de temps et de patience pour faire ce long voyage dans le temps avec Marcel Proust ne sont pas très nombreux. Josef Fulka en est conscient :« Il faut constater que Proust n’a jamais eu beaucoup de lecteurs. Il n’a jamais été un auteur lu massivement. A vrai dire, je suis sceptique sur le nombre de lecteurs capables de lire aujourd’hui ‘A la recherche du temps perdu’ dans son ensemble, ne serait-ce que par manque de temps. Sans oublier que Proust fait partie de ces auteurs qui doivent être lus lentement et qu’il faut même souvent reprendre la lecture de certains passages. Il me semble cependant que Proust a écrit ses livres en tenant compte du fait qu’il n’aurait pas beaucoup de lecteurs mais que son œuvre survivrait. Et je pense que cela ne dépend pas du tout du caractère de notre époque. »
Finalement, le lecteur se rend compte que c’est probablement le temps qui est le véritable héros de ce roman. Le temps qui passe, qui emporte les personnages et les fait évoluer. Chaque personnage de cette fresque gigantesque est un mystère que l’auteur ne dévoile que progressivement et à petites doses pendant toute la durée du cycle jusqu’à la catharsis du Temps retrouvé. En même temps, ce procédé qui dévoile la vie cachée et la vérité intérieure des personnages rend ceux-ci insaisissables. Les personnages qui surgissent et ressurgissent dans le courant de la narration ne sont jamais tout à fait les mêmes car le temps les pétrit et les transforme perpétuellement. Le temps, ce changement perpétuel, ne peut être arrêté et pourtant l’auteur tente l’impossible. A la fin de son livre, sa mémoire ressuscitée lui permet de faire ressurgir le passé. Marcel Proust retrouve le temps perdu pour le saisir et l’arrêter à jamais dans son roman, dans une oeuvre littéraire.