Gustáv Husák, grand perdant de l’histoire tchécoslovaque
Au mois de janvier les Tchèques commémorent l’immolation de Jan Palach, cet étudiant qui voulait protester contre l’écrasement du Printemps de Prague et l’occupation soviétique. Ironie de l’Histoire, le 10 janvier dernier marquait également le centenaire de la naissance d’un des acteurs majeurs de la période qui a suivi l’invasion soviétique, Gustáv Husák, président de la République socialiste tchécoslovaque de 1975 à 1989, tombé dans l’oubli après la Révolution de velours.
La tombe de Gustáv Husák est restée pendant vingt ans une sobre pierre blanche gravée seulement d’un nom. Cela ne fait qu’un an qu’il y est fait mention de son passé au sein du Parti communiste tchécoslovaque et de ses vingt ans de présidence de la République socialiste tchécoslovaque. Vingt ans d’attente qui témoignent de l’oubli historique auquel l’a condamné la population après la chute du régime, considérant la période sous son commandement comme l’une des pires de son histoire. Depuis quelques années, de nouvelles recherches et études portant sur cette période et sur le personnage en lui-même tendent à révéler une vérité plus nuancée et plus complexe de la vie et de l’oeuvre de Gustáv Husák, et peuvent potentiellement réveiller des souvenirs douloureux susceptibles de faire revivre les anciennes polémiques.
Michal Kubala fait parti de ces curieux pour qui l’oubli est une erreur et la connaissance du passé une force. Il est l’auteur avec Robert Sedláček d’un documentaire diffusé à la télévision tchèque en 2008 sur les années de pouvoir de Gustáv Husák et sur sa déchéance. Pour l’historien Pavel Kosatík, ce documentaire est une bonne chose car c’est en connaissant son histoire qu’on peut éviter de reproduire les erreurs du passé :
« Après 1968 il y avait une pensée qui occupait la plupart des esprits et dont les gens attendaient beaucoup : la possibilité de voyager en Europe, de partir et de revenir, l’arrivée de nouvelles initiatives, la découverte des valeurs occidentales. Pour beaucoup de gens, ce moment signifiait le retour de la démocratie, l’instauration d’un Parlement sur le modèle occidental, l’installation d’institutions stables, qu’ils iraient voter comme les autres... Ils pensaient qu’ils n’avaient pas besoin de prendre le temps de s’expliquer les choses, qu’il suffisait de recopier un modèle. Evidemment ça n’a pas du tout fonctionné, les problèmes n’ont pas été traités. Ensuite il y a eu une nouvelle idée, une croyance dans la nouvelle génération qui n’a pas connu ce passé avec Husák et qui saurait s’y prendre autrement pour garantir la liberté. Aujourd’hui les évènenements montrent que ce n’est pas si simple, qu’on ne peut pas croire à une espèce de thèse darwinienne, que l’expérience des uns servira instinctivement aux suivants. Je ne pense pas que ça puisse être si simple, qu’il y aura un changement en laissant les choses se faire sans intervenir. »
Cependant, traiter de la période de la Normalisation et de Gustáv Husák n’est pas chose facile. Pour beaucoup aujourd’hui, il est le traître des idéaux de 1968, le plus grand menteur des vingt dernières années du régime. Une opinion qui n’était pas majoritaire lorsqu’il a pris la place de Premier secrétaire du parti en avril 1969. Auréolé d’un passé de résistant anti-nazi, d’un statut de victime des purges staliniennes qui lui ont valu dix années de prison, et d’un soutien affiché à la politique de Dubček et au « socialisme à visage humain », il bénéficie d’une certaine popularité auprès de la population qui croit en lui et en son programme présenté comme modéré et proche de celui de son prédécesseur.
Pourtant il est bien communiste, conservateur et orthodoxe. Malgré la prison et la déchéance sociale que lui ont valu les purges, il revient au sein du Parti et maintient une allégeance totale envers Moscou, ce qui lui permet d’atteindre les plus hautes fonctions de l’Etat. Pour Peter Colotka, l’un de ses proches collaborateurs interviewé dans le documentaire de Michal Kubala et Robert Sedláček, il était réellement un communiste fervent et convaincu.
« Il n’a jamais cessé d’être communiste. Il disait ‘si je ne croyais pas que le socialisme est viable et représente le futur de cette nation, quel serait le sens de mon existence ?’ Il n’a jamais manqué à cette idée. »
Une hypothèse soutenue par l’historien Jan Uhlíř, compte tenu de l’adhésion de Gustáv Husák à l’Union des jeunesse socialistes dès ses années de lycée, et au Parti communiste tchécoslovaque dès 1933.
« Personne n’a jamais forcé Gustáv Husák à devenir membre du KSČ en 1933. C’était la décision complètement libre d’un adulte. Je pense réellement qu’il y croyait, tout comme croirait quelqu’un d’anglican, de catholique, ou aujourd’hui par exemple de musulman. Il a choisi le communisme. Je pense que s’il n’avait pas été totalement convaincu, il n’aurait pas survécu et ne serait pas resté relativement calme pendant ses dix ans d’emprisonnement. »
Difficile cependant pour ceux qui ont vécu la Normalisation de croire à un Gustáv Husák plein de bonnes intentions pour son pays et la population, s’imaginant parvenir à l’idéal socialiste. Il faut dire qu’il a su montrer un véritable talent pour l’opportunisme politique, au point qu’on disait de lui qu’il « changeait d’avis comme de chaussettes ». « Quand il pleut je prends un parapluie pour sortir, mais quand le soleil brille je ne vais pas continuer à me promener avec un parapluie, je paraîtrais fou » déclarait-il en 1968 à ceux qui lui reprochaient son brusque changement de politique. Une intelligence toute pragmatique qui explique ses retournements de veste à répétition qui ne sont pas simplement le fruit d’une foi aveugle dans les directions ordonnées par Moscou.
Excellent orateur, convaincant, parfois même drôle, Gustáv Husák est avant tout un juriste, diplômé en droit à Bratislava, et un intellectuel cultivé. Né dans une famille modeste à Dúbravka, dans la banlieue de Bratislava, il est le symbole du Slovaque moyen qui a réussi, ce qui lui attire une très forte sympathie de la population slovaque qui voit en lui un enfant du pays prêt à défendre leurs intérêts. C’est d’ailleurs l’argument principal retenu contre lui lors de son procès en 1950, puisqu’il est accusé de « nationalisme slovaque bourgeois », et la raison pour laquelle les Tchèques et les Slovaques n’ont pas vécu son gouvernement de la même manière. En 2008, Václav Havel se souvient des espoirs suscités en Slovaquie par son ascension sociale :
« La plupart des gens qui étaient là dans les années 1960 se souviennent de ses nombreuses visites en Slovaquie, de ses rencontres avec ses amis slovaques. Ils attendaient vraiment beaucoup de lui. Il était le symbole de la Slovaquie éduquée et raisonnable, des Slovaques et de leurs intérêts. »
S’il y a une oeuvre qu’il faut bien reconnaître à Gustáv Husák, c’est la fédéralisation formelle de la Tchécoslovaquie en 1969. Les années 1970 et 1980 ont vu une élévation du niveau de vie des Slovaques et une réduction des inégalités avec la République tchèque ; une amélioration attribuée à cette fédéralisation et à des politiques pro-slovaques, notamment en matière d’industrialisation. Le souvenir de Gustáv Husák est ainsi plus nuancé chez les Slovaques que chez les Tchèques. C’est d’ailleurs en Slovaquie, à Bratislava, qu’il se retire après sa démission du poste de Président en décembre 1989 suite à la Révolution de velours, et où il meurt deux ans plus tard, le 18 novembre 1991, dans l’indifférence générale.
Aujourd’hui encore la plupart des Tchèques qui ont vécu la période de la Normalisation se souviennent avant tout d’un Gustáv Husák abrité derrière de grosses lunettes, dans un bureau avec une horloge roccoco, récitant son discours du Nouvel An dans un mélange étrange de tchèque et de slovaque. Un discours creux et répétitif, tellement interchangeable qu’il existe un montage vidéo montrant comment on peut mettre bout à bout des morceaux de phrases des discours de dix années consécutives sans en perdre ni le sens, ni l’idée.
Une vingtaine d’années après sa disparition, le slovaque Viliam Klimaček consacre une pièce de théâtre à la vie et à l’œuvre de Gustáv Husák. C’est sa personnalité complexe et son rôle principal dans une période considérée comme l’une des plus noires de l’histoire tchécoslovaque, en même temps que l’oubli dans lequel il a été poussé, qui l’ont intéressé.
« Il était juriste et en même temps il représentait le modèle stalinien, ce qui peut sembler absurde. C’est un personnage compliqué. Il est fascinant, négativement fascinant. C’est cette fascination pour le docteur Husák que j’ai voulu expliquer. »
Si pendant de nombreuses années c’est l’amnésie qui a été choisie comme réponse au mal, historiens et artistes recommencent aujourd’hui à s’intéresser à cette période trouble de leur histoire et au personnage considéré comme son symbole. Réouverture des oubliettes de l’Histoire donc, pour Gustáv Husák, dont l’ambition l’aura poussé très haut sans pouvoir empêcher sa déchéance, et faisant sans nul doute de ce personnage complexe l’un des grands perdants de l’histoire tchécoslovaque.