A Lidice, la sonorisation fictive du lieu de mémoire fait polémique
Lidice, la mémoire à vif. 70 ans après la tragédie de ce petit village rasé par les Allemands en représailles de l’attentat contre le Reichsprotektor Reihnard Heydrich, un projet de pièce radiophonique proposée aux visiteurs de ce site crée la polémique. Un face-à-face qui oppose des descendants de victimes, s’estimant gardiens de leur mémoire, et les concepteurs du projet « Rozeznění », (Retentissement), pourtant pleins de bonne volonté.
Lidice, petit village sans histoire, qui est devenu un symbole de la barbarie nazie, après avoir été rasé, ses hommes massacrés, ses femmes et ses enfants déportés. Alors que 70 ans se sont écoulés cette année depuis le massacre et que les rares survivants disparaissent peu à peu, l’association Sonosfera a décidé il y a deux ans de monter un projet visant à faire revivre de manière originale la vie à Lidice, avant la tragédie. L’idée est venue à notre collègue de Radio Prague Vilém Faltýnek et à son épouse qui collectaient pour un autre projet les mémoires de survivantes :
« Notre idée de départ était la suivante : nous devons nous rendre compte de ce qui a été détruit à Lidice. C’est aussi un des aspects importants de cette tragédie : prendre conscience du fait que c’était des gens qui avaient leur quotidien, leurs joies, leurs peines, tout comme nous, avant que tout cela ne soit balayé d’un coup. C’est quelque chose que nous voulions rappeler par l’intermédiaire de ces traces audio : on peut y entendre les bruits d’un village, des sons typiques de l’intérieur des maisons, des rues… Mais il n’y a pas que cet aspect réaliste. Il y aussi un aspect plus imaginaire avec des scènes de rêves, des voix intérieures de certains personnages qui lisent un livre ou écrivent une lettre. »Ces scènes de la vie quotidienne de Lidice, par les sons environnants et les voix des acteurs, ont été imaginées à partir des témoignages des survivants par une scénariste, Tereza Semotamová. Pour les concepteurs du projet, l’objectif est simple : donner la possibilité aux visiteurs de visiter les collines vides du mémorial où se trouvait l’ancien village de Lidice en écoutant, à l’aide d’écouteurs et d’un téléphone portable, cette pièce radiophonique où ils pourront découvrir des extraits d’entretiens réalisés avec des témoins vivants de la tragédie mais aussi des montages fictifs reproduisant l’atmosphère sonore de la vie quotidienne du village avant le massacre des populations et sa destruction totale. Vilém Faltýnek :
« La pièce a été composée comme une mosaïque. Le principe de notre audiodrame interactif est que la pièce est située dans une localité concrète et raconte son histoire. Pour pouvoir couvrir tout le site et que l’auditeur puisse entendre un récit concret qui est lié à un lieu particulier, la pièce a été fragmentée en différentes parties. L’application développée pour ce projet sait choisir tel récit en fonction de l’endroit où le visiteur se trouve. Nous n’avons pas voulu faire un documentaire. Les témoignages des survivants nous ont servi d’inspiration. Mais le travail littéraire était libre. Notre objectif n’était pas de raconter des faits précis et de donner une image factuelle d’un jour particulier à Lidice, car ce n’est même pas possible. »Et pourtant ce projet de balade audio sur le site de Lidice, soutenu au début à la fois par le Mémorial de Lidice et par les survivants interrogés sur leurs souvenirs, s’est soudain heurté au printemps dernier, à une vague de désapprobation virulente de ces mêmes personnes. En cause notamment, le don du bureau pragois des Allemands sudètes, qui décide de contribuer au projet symboliquement, à hauteur de 350 euros. Un incident qui relance le débat sur l’absence d’excuses officielles de la part de l’Allemagne sur cet épisode noir de l’histoire commune germano-tchèque, d’autant que de nombreux Allemands des Sudètes ont directement participé au massacre de Lidice. Si les organisateurs du projet Rozeznění décident de rendre le don, les critiques continuent de fuser de toutes parts. Marcela Kalibová, une des descendantes de victimes :
« Je trouve bien l’aspect technique du projet de sonoriser Lidice. Mais ce que je trouve problématique, c’est le contenu qui est sous forme de pièce radiophonique. La pièce doit se dérouler par exemple au cimetière ou en des lieux que les gens de Lidice relient à cette atroce agression et à ces souffrances dont ont été victimes leurs familles et leurs proches. »Pour d’autres encore, la pièce radiophonique invente beaucoup trop. Certains estiment que les paroles imaginaires de personnages qui ont réellement existé travestissent la réalité, comme Antonín Nešpor :
« La façon de parler des gens ne correspond pas du tout : mon grand-père ne se serait jamais exprimer de cette façon. Sans parler du fait que dans un dialogue ma mère appelle quelqu’un ‘Vašík’, or elle ne lui aurait jamais donné ce petit nom, elle l’aurait appelé ‘Venoušek’ ou ‘Venda’. »
Résultat : le projet Rozeznění qui aurait dû être lancé à l’occasion du 10 juin 1942, date-anniversaire du massacre de Lidice, n’a finalement qu’une première non-publique. Alors que les critiques s’amoncellent, même la direction du Mémorial de Lidice ne veut plus rien entendre du projet. Pour l’association Sonosfera, c’est un coup dur qu’aujourd’hui encore Vilém Faltýnek ne s’explique pas totalement :
« Je pense que le don du bureau des Sudètes a été un moment critique, mais ce n’était pas le seul. En février 2012, nous avons présenté le scénario aux personnes concernées en leur demandant leur avis sur les histoires des personnages, inspirés de leurs propres familles. Nous voulions savoir si c’était crédible. Nous avons reçu des remarques que nous avons prises en compte. Puis très vite, des voix se sont élevées sur le fait que lieu de mémoire allait être piétiné. Un des moments-clés est aussi la présence dans la pièce de František Kubík, un homme enterré dans la tombe commune avec les autres, mais qui n’a pas une bonne réputation auprès des survivants. Je n’arrive pas à vraiment m’expliquer ce qui s’est passé. Et je ne crois pas que ce soit possible, car nous sommes parties prenantes dans cette histoire. Il faut que quelqu’un essaye d’analyser cela avec du recul : à l’heure actuelle, le ministère de la Culture prépare un rapport et peut-être que nous allons en savoir plus sur ce qui a pu se passer. »Un des reproches faits à l’association Sonosfera est d’avoir utilisé frauduleusement les témoignages des survivants de Lidice comme source d’inspiration pour la pièce. A l’origine, le projet de Vilém Faltýnek et de sa femme est de collecter ces témoignages dans le cadre du projet historique Paměť národa (La mémoire de la nation), de l’association Post Bellum, qui s’occupe d’histoire orale. Ce qu’ils font en effet. C’est au cours de ces entretiens que voit le jour l’idée de la pièce radiophonique dont ils parlent d’ailleurs avec les personnes interrogées. En outre, tous les témoignages publiés dans le cadre du projet Paměť národa le sont avec leur assentiment. Mikuláš Kroupa, de l’association Post Bellum :
« Le projet Paměť národa est une base de données ouvertes de témoignages. Tous les témoins interrogés signent un contrat précisant qu’ils sont d’accord avec la publication de leurs témoignages pour le grand public afin qu’il y ait une vraie réflexion historique. L’association Post Bellum a permis à ces deux personnes de donner une autre forme à ces témoignages qu’ils avaient eux-mêmes recueillis pour le projet Paměť národa. »Le résultat de la pièce radiophonique en elle-même plaît d’ailleurs à Mikuláš Kroupa et nombreux sont ceux qui, à Lidice ou ailleurs, sont intéressés, en dépit de la polémique. En tout état de cause, et au-delà des dissensions nées, l’association Sonosfera insiste sur l’objectif premier de leur mise en scène radiophonique : toucher avant tout les jeunes qui ne connaissent rien, ou si peu, de ce passé douloureux. Vilém Faltýnek :
« Nous avons beaucoup de réactions positives. C’est vrai que la génération de gens plus âgés préfère le silence lorsqu’ils vont au Mémorial, ce qui est tout-à-fait légitime. Mais nous avons monté ce projet de telle façon que ceux qui ne veulent rien écouter n’écoutent rien. Mais la jeune génération apprécie. C’est pour eux notamment que nous avons fait ce projet. Nous pensons que les jeunes sont trop éloignés de cette période pour la comprendre. Et ça marche parce qu’ensuite, ils nous disent : ‘il va falloir que je me renseigne davantage, comment les gens vivaient-ils là-bas ? Jusqu’où allait le village ?’ Il y a un intérêt accru pour en savoir plus. »Aujourd’hui, le projet audio de l’association Sonosfera vit sa vie indépendamment du Mémorial et de sa direction. Les gens qui ont envie de découvrir le site de Lidice en écoutant la pièce radiophonique peuvent se procurer les téléphones et les écouteurs par l’intermédiaire des Faltýnek.