L’affaire Martin Guerre, miroir des limites de la justice humaine
Depuis un demi-millénaire, l’affaire Martin Guerre intrigue historiens, philosophes, romanciers, cinéastes et musiciens. Une des plus célèbres affaires d’usurpation d’identité, qui a fait l’objet d’un procès à Toulouse en 1560, suscite toujours des questions et garde une partie de son mystère. Parmi les artistes qui se sont inspirés de cette célèbre histoire d’imposture figure le dramaturge, metteur en scène et traducteur Michal Lázňovský. Pour la Radio tchèque, il a préparé une série de trois émissions basée sur le livre rédigé à l’issue du procès de Toulouse par le juge Jean de Coras, un livre qui, à l’époque, avait suscité un grand engouement des lecteurs. Invité au micro de Radio Prague, Michal Lázňovský a évoqué l’affaire Martin Guerre et notamment certains de ses aspects toujours d’actualité.
Pourquoi l’histoire de Martin Guerre ? Pourquoi avez-vous choisi ce thème pour une série d’émissions radiophoniques ?
« C’est un thème que j’ai découvert un peu par hasard parce que je m’intéresse à l’histoire française. C’est un thème très important pour moi depuis longtemps parce que c’est le thème de la double vie, de la possibilité de vivre d’une manière ou d’une autre, la possibilité d’un choix à un moment donné, dans la jeunesse par exemple, ce qui était le cas de Martin Guerre. C’était le changement de vie et de direction de la vie. Et puis il y a un autre thème, celui de la double personnalité et de la double identité. Ce thème historique m’a intéressé. »
Essayons donc de résumer l’histoire Martin Guerre…
« J’ai remarqué que c’est une histoire très connue mais presque inconnue des Tchèques. On sait que cela existe. Il y a un film français, mais il n’y a pas beaucoup de gens qui l’ont vu. Je me suis rendu compte que, à la radio, on dispose de plus de temps pour le développement de l’idée. Martin Guerre était un villageois forcé d’épouser une jeune fille à l’âge de treize ans. Lors du mariage, la fille n’avait que dix ans. C’était un mariage qui semblait raté au début. Martin Guerre en a été frustré. Il était considéré comme incapable d’avoir un enfant. Après plusieurs années, lui et sa femme Bertrande ont réussi à avoir un enfant, mais Martin est pourtant parti sans laisser de traces. Et huit ans après son départ, il est revenu, mais celui qui est revenu était un peu différent de celui qui était parti. Le village était partagé. Il y en avait qui disaient que ce n’était pas le vrai Martin Guerre. Bertrande a vécu avec ce Martin faux ou vrai pendant trois ans, et au bout de ces trois ans, elle a porté plainte contre lui. Et c’est justement le début du procès qui allait être mené dans sa deuxième phase par le juge Jean de Coras. »…mais le vrai mari de Bertrande est finalement revenu…
« C’est tout à fait incroyable. Le vrai mari est revenu au moment où le jugement devait être proclamé. Il est donc arrivé au dernier moment et on ne sait toujours pas pourquoi il est arrivé. La confrontation des deux Martin est donc encore un nouvel épisode de la petite série. On se demande qui va gagner, qui sera proclamé vrai Martin Guerre. Et ce n’était pas du tout évident parce que le faux Martin avait beaucoup plus de souvenirs et connaissait beaucoup plus de précisions sur la vie de sa femme et du village. Evidemment, c’est lui qui a vraiment aimé sa femme, sa fausse femme. »
L’imposteur, de son vrai nom Arnaud du Rilh, a donc finalement été puni et il est mort sur l’échafaud …
« Il a été le seul personnage puni, même si l’on pourrait dire qu’il y avait plusieurs personnes coupables de ce fait divers. Et je pense que Jean de Coras a pris cette décision assez violente parce que c’était la seule possibilité de mettre fin à cette histoire. »Que nous dit donc le juge Coras ?
« Le juge Coras se rend compte qu’il a pris une décision dans un procès criminel, mais il dit aussi dans son livre que l’affaire a son côté humain qui est intéressant et passionnant et qu’il est très difficile de juger. Ce sont des gens qui ont aimé, qui ont haï et qui ont cherché justement cette possibilité de vivre autrement, mais qui ont dépassé les règles de la société contemporaine. »
Quel a été dans tout cela le rôle de Bertrande, la femme de Martin Guerre ? Etait-elle convaincue qu’Arnaud du Rilh était son mari ou préférait-elle tout simplement la vie avec l’imposteur à la solitude à laquelle elle était condamnée pendant l’absence de son mari légitime ?
« Je pense qu’elle a dû reconnaître assez tôt que ce n’était pas son mari et que, finalement, elle est tombée amoureuse de celui qui était apparemment un très bon acteur. Et c’est pourquoi ils ont vécu ensemble. Et finalement elle a changé d’opinion, je pense, parce qu’elle a été poussée par son entourage, par sa famille, par l’oncle de Martin Guerre qui, je crois, ne voulait pas laisser les biens de famille dans les mains de l’imposteur. »
Que nous dit cette affaire de la justice de l’époque ?
« Je pense que la justice de l’époque représentée par Jean de Coras a fait tout ce qu’elle pouvait faire. L’affaire nous parle également de la justice en général et surtout de la justice contemporaine, parce que je trouve que Jean de Coras a fait le maximum pour comprendre les faits, l’essence et le côté humain de l’affaire. Je trouve que c’est toujours la personnalité du juge qui est très importante. C’était un cas très complexe, il y avait beaucoup de témoins. Le procès a duré plus d’un an et c’était donc un très long procès et une recherche très consciencieuse de la vérité. Je trouve donc que c’est vraiment une preuve qu’il y a toujours des gens qui assument leurs responsabilités et pour qui la justice n’est pas que la connaissance et la pratique de la loi. »Pouvons-nous tirer une leçon de cette affaire, une leçon pour nous, gens du XXIe siècle ?
« Je pense que c’est justement pour cela que j’ai choisi ce thème. Nous devons nous rendre compte que cette volonté, cette capacité de changer complètement de vie à un moment crucial, est propre à l’humain, que nous en sommes capables nous aussi. Et nous devrions nous rendre compte également que nous sommes capables de faire des fautes, et que l’amour, émotion très forte, peut nous mener sur des routes très risquées. »