L’histoire médiévale de l’Europe centrale, une clé de compréhension de l’actualité de la région
En octobre dernier est paru aux éditions Passés Composés un ouvrage conséquent intitulé : Démystifier l’Europe centrale. Bohême, Hongrie et Pologne du VIIe au XVIe siècle. Conséquent tant par le nombre d’historiens impliqués – une quinzaine, que par le nombre de pages – un millier environ, conséquent également par le nombre d’entrées de la seconde partie qui prend la forme d’un dictionnaire historique – près de 500 notices. Il n’en fallait pas moins pour embrasser neuf siècles d’histoire de trois pays (quatre si l’on compte la Slovaquie actuelle, alors intégrée au royaume de Hongrie) dont la connaissance dans les pays dits « occidentaux » reste bien souvent au mieux minimale, au pire caricaturale – a fortiori pour cette période. C’est tout le mérite de l’équipe dirigée par Marie-Madeleine de Cevins d’offrir au lecteur non averti ou qui souhaite perfectionner ses connaissances de la région, un ouvrage synthétique mais détaillé sur une période qui sert bien souvent davantage à des récupérations abusives qu’à des clés de compréhension de ces peuples disparates et pourtant liés par un passé sinon commun, tout du moins entrecroisé. Nous accueillons dans notre émission spéciale Marie-Madeleine de Cevins, historienne spécialiste de la Hongrie médiévale, Martin Nejedlý, historien et professeur d’histoire médiévale à l’Université Charles à Prague et Olivier Marin, historien spécialiste du mouvement hussite en Bohême.
Marie-Madeleine de Cevins, présentez-nous ce qui s’apparente un peu à une bible sur le sujet qui nous intéresse. C’est un livre qui fait quand même mille pages. Il est scindé en deux parties, une partie qui rassemble des textes qui s'apparentent plus à des essais, avec plusieurs chapitres, et une deuxième partie qui est plus un dictionnaire historique. Pourquoi ce choix ?
MMC : « Au départ mon idée était de faire uniquement un dictionnaire historique. J’avais en tête un certain nombre d’exemples, hongrois notamment puisqu’il existe un excellent dictionnaire d’histoire médiévale hongroise, qui est plus érudit dans le ton, plus précis que celui-ci ne serait-ce que par le nombre de notices, le nombre d’auteurs. Personnellement, je voulais quelque chose de plus facile d’accès pour des lecteurs non-spécialistes, que ce soient des journalistes, des enseignants du secondaire, des historiens peu familiers de cet espace et de cette période. J’avais présenté ce projet à plusieurs éditeurs et celui qui a eu l’écoute la plus favorable était Nicolas Gras-Payen des éditions Passés composés. Il était très enthousiaste mais il avait posé comme condition le fait de prévoir une partie 'essai' justement. Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’essais, mais c’est vrai que cela se présente comme des chapitres, chacun peut constituer un essai en lui-même. Même si l’ensemble des neuf chapitres ne constitue pas une démonstration uniforme ou homothétique. Chaque auteur a son approche et les thèmes sont différents. C’était en tout cas la condition sine qua non que j’ai acceptée. C’était vraiment un compromis. Je trouvais la forme ‘essai’ moins facile d’accès pour un lecteur néophyte. Je me mettais dans la peau d’un journaliste qui a besoin de savoir ce qu’est la Sainte-Couronne dont il a entendu parler par le biais d’actualités contemporaines. S’il faut qu’il lise je ne sais combien de pages pour obtenir l’information, c’est compliqué et la formule du dictionnaire me paraît plus adaptée. Mais il est vrai que pour entrer dans cet espace, c’est bien d’avoir quelques clés de compréhension, donc l’éditeur a eu raison. »
On observe le regain d’intérêt de l’Ouest pour l’Europe centrale et ce besoin de compréhension de cette région qui fait la transition entre Ouest et Est coïncide souvent avec une actualité particulièrement « audible » pour le grand public. Pensons aux régimes dits illibéraux, comme la Hongrie et la Pologne qui menacent par leurs prises de position l’intégrité de l’Union européenne. On a l’impression que c’est dans ce type de moments qu’à l’Ouest on se souvient que ces pays existent. Ce livre est-il né de ce besoin d’expliquer cette région en allant l’explorer aux racines ?
MMC : « Oui, comme j’essaye de l’expliquer dans l’introduction, dans ces discours de tous ces leaders populistes, qu’ils soient aux manettes de ces pays ou pas, il y a toujours des références à des personnages ou des objets qui remontent au Moyen Age, avec une récupération évidente. Je parlais de la Sainte-Couronne, mais il y a bien d’autres exemples. C'est sûr que l'actualité politique de cette région, en particulier polonaise et hongroise, a été un des moteurs de ce projet afin d'aider le lectorat non-averti à démêler le vrai du faux dans tout ce que l'on dit sur les origines, ou pseudo-origines, de ces pays. Cela va assez loin – notamment dans la politique migratoire. Il y a souvent des références à la nécessité de défendre la citadelle occidentale et chrétienne contre les païens barbares et autres. Naturellement, on voit bien comment est utilisée la notion de bouclier de la foi, un des articles de ce livre. On pourrait trouver bien d’autres exemples. »
Pour continuer sur ce sujet-là encore : pourquoi ces dirigeants populistes ou illibéraux vont-ils puiser dans l'histoire médiévale ? On observe que ce phénomène se développe aussi dans d’autres pays – la France notamment, avec d’autres références médiévales récupérées. D’où cela vient-il ? Est-ce que parce que le Moyen Age est un passé moins connu dans le détail du grand public ou plus superficiellement ? Parce qu’il est plus facile ainsi de le réutiliser à sa sauce, d’autant que personne n’est plus vivant pour les contredire ? Ou alors est-ce en raison d’une absence de grandes personnalités fédératrices dans le passé récent ?
MMC : « C’est une question difficile. Dans le cas de la Hongrie, le Moyen Age est ressenti et perçu comme un âge d’or. La Pologne à certains égards aussi, même si ça tire plus vers le XVIe siècle, a la même vision de son passé. C’est toujours plus facile pour des leaders à restaurer la grandeur soi-disant perdue d’un pays, de faire référence à des périodes considérées comme glorieuses, d’expansion géographique, de dynamisme culturel, avec naturellement des épisodes plus difficiles. C’est plus facile de faire référence à cette période-là qu’à des périodes plus récentes.
Pour donner un exemple concret en lien avec la Bohême, puisque c’est l’espace qui nous intéresse ici : il y a toujours eu ici une appétence à se référer au Moyen Age – même de la part de plusieurs régimes politiques très différents, pensons au régime communiste, par exemple qui a récupéré les hussites. Il y a quelques années une enquête auprès du public tchèque avait désigné le roi Charles IV comme le plus grand Tchèque de tous les temps. C’est intéressant de voir que combien ce Moyen Age rêvé, fantasmé, peut-être en partie vrai par ailleurs, est présent. Pourquoi ce besoin d’aller puiser dans cet imaginaire médiéval ?
MN : « Ce Moyen Age n’est pas toujours imaginaire. Ou s’il l’est, alors c’est moi qui suis fautif puisque je suis professeur d’histoire médiévale à l’Université Charles. Pourquoi est-il et a-t-il toujours été autant révéré ? Je pense que Charles IV - et ce n’est pas fantasmé -, est autant vénéré par les Tchèques parce qu’il a toujours été à la fois un grand roi de Bohême et un empereur européen. C’est quelqu’un qui a été éduqué à la cours des rois de France, c’était un roi exceptionnellement lettré qui a entre autres écrit sa propre biographie où il reconnaît qu’en France, il a oublié le tchèque. Mais il écrit qu’il a réappris le tchèque et qu’il le parlait comme tous les autres Tchèques. Il y a une part de propagande de sa part, car son autobiographie, comme tout document historique, il faut la lire avec un esprit critique. Mais je pense que les Tchèques apprécient Charles IV parce que c’était un roi cultivé et lettré. Tous les rois et les dirigeants de notre pays ne l’ont pas été… Et il était tchèque et européen à la fois.
J’aimerais revenir sur ce titre, Démystifier l’Europe centrale. On en parle dans un des chapitres : c’est compliqué ce terme d’Europe centrale… On voit une fois de plus qu’une dénomination qui se voudrait neutre – un nom qui indique un emplacement géographique – fait en réalité l’objet de nombreux débats puisque cette région a eu diverses dénominations que ce soit dans les écrits de chercheurs et penseurs, ou dans la bouche des politiques. Rien de moins neutre finalement que des termes comme ouest, est, centre, centre-est…
MN : « Avec Olivier Marin et Marie-Madeleine de Cevins, nous sommes amis, mais j’avoue qu’il y a eu un moment de désaccord sur ce sujet : la vision de cette encyclopédie me paraît un peu franco-française. C’est le droit des auteurs, mais pour moi, c’est l’Europe de Visegrád. J’ai essayé quand même de poser la question de savoir pourquoi il n’y a pas l’Autriche ou la Bavière. Mais j’ai finalement accepté cette vision française de l’Europe centrale qui est constituée de la République tchèque, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie. »
OM : « L’expression est nécessairement une construction, ce qui ne signifie pas que ce soit complètement arbitraire. Au fond, c’est une question de cadrage comme en photographie : on cadre l’image de façon à faire ressortir ce qui est important. Pour répondre à Martin Nejedlý : l’Europe centrale n’est évidemment pas une substance, on ne peut pas la définir par des qualités intrinsèques. Parfois on dit que cette Europe est centrale parce qu’elle est au centre du continent. Mais on le sait, les calculs pour trouver le centre géométrique de l’Europe varient, selon qu’on intègre ou non les îles. Donc ça ne marche qu’à moitié. Parfois on dit que cette Europe est centrale car elle est enclavée. C’est vrai aujourd’hui de la République tchèque, de la Slovaquie et de la Hongrie, mais comme vous le savez, dans l’Histoire, il est arrivé que même la Bohême ait un accès à la mer : Königsberg/Kaliningrad a été fondé au XIIIe siècle par un roi de Bohême, la Hongrie a longtemps été une puissance méditerranéenne et a produit jusqu’à une date récente des amiraux. Cette définition-là n’est donc pas non plus pertinente. On dit parfois que cette Europe est centrale au motif qu’elle abriterait des pouvoirs de commandement : c’est douteux aujourd’hui. Prague a certes été à certaines dates la capitale de l’Empire, mais ça non plus, ce n’est pas une constante. On a donc beaucoup de mal à trouver des qualités intrinsèques qui permettraient de définir l’Europe centrale. »
« Je pense qu’avec Marie-Madeleine on est partis plutôt du constat que l’Europe centrale se définit par des relations. On y a inclus des peuples qui n’appartenaient pas à l’empire romain, qui n’ont pas été romanisés, qui ensuite ont adhéré au christianisme latin, raison pour laquelle on emploie encore aujourd’hui l’alphabet latin dans ces pays-là, mais qui en même temps ont été en contact direct avec l’Orient byzantin, avec les Mongols, avec les Ottomans. C’est ce jeu de relations, qui a fluctué dans l’histoire, qui nous a permis de cerner cette Europe centrale. Il me semble que l’Autriche et la Bavière ont un substrat romain, ont été christianisées plus tôt. On leur a accordé une assez large part mais ils n’entrent pas dans le cœur de ce que nous avons donné comme définition à l’Europe centrale. »
« Là où peut-être je peux faire une concession à mon cher ami Martin, c’est que nous nous inscrivons dans une tradition historiographique française qui de fait jusqu’à nos jours garde une légère pointe antigermanique. Et donc on a tendance à en exclure les pays majoritairement germanophones. Car traditionnellement l’Europe centrale est quand même une alliance de revers contre l’Allemagne et l’Autriche. »
C’est un livre immense et on ne peut pas parler de tout. Le chapitre II est intéressant, il est intitulé : L’Europe centrale en 15 instantanés. Les dates retenues ne sont pas forcément des événements, mais plutôt des tournants. Pour la Bohême, on parle ainsi d’un chapitre peut-être moins connu, celui de Samo, le roi des Wendes qui rompt avec Dagobert, il y a aussi la reconnaissance de l’Eglise morave en 800 par le pape, la visite d’Ibrahim Ibn Yacub, voyageur et marchand qui passe par Prague et la décrit pour la première fois, les cisterciens en Europe centrale, l’évêque d’Olomouc qui dresse un état des lieux de l’Europe centrale à la fin du XIIIe siècle, les hussites à Domažlice etc. Comment s’est opéré ce choix ?
MMC : « C’est le fruit d’une discussion, nous avons beaucoup échangé autour du choix de ces dates. Je précise au passage que comme il était question du titre, c’est à Olivier Marin que nous le devons… Sinon, le chapitre II avait pour but de montrer que la temporalité du Moyen Age dans cette région n’était pas la même que celle de régions plus occidentales, en particulier de la France. Nous avons essayé de faire porter l’accent sur des moments-clés, sur des débuts ou des fins de processus, sur des batailles plus classiques aussi, ou des événements politiques, qui soit étaient totalement méconnus, soit totalement différents des césures chronologiques qu’on connaît dans notre région. »
OM : « On a quand même essayé de prendre le contrepied de la collection Les Trente journées qui ont fait la France. Le risque aurait été de déployer une sorte de récit téléologique, donc on a mis en valeur aussi des événements moins connus, qui par contre étaient des échecs ou de faux départs. Dans tous les manuels, on évoque la fondation de la ville de Gdańsk dans les années 1220, or on montre qu’au fond c’est une date assez factice, que la ville ne décolle pas à ce moment-là et qu’il faut attendre la fin du XIIIe siècle pour que ça se réalise vraiment. On a essayé de démystifier le grand récit de l’Europe centrale qui nous guettait. »
C’est abordé un peu au début de l’ouvrage : d’où vient cette vision qu’on peut avoir en Europe occidentale d’une Europe centrale plus arriérée ? On a l’impression que c’est une idée qui perdure dans le temps, alors que quand on regarde les faits ce n’est pas le cas.
MMD : « Je crois qu’il y a une conception antique assez ancienne qui considère depuis Hérodote que tout ce qui est sauvage est à l’est, tout ce qui ne l’est pas, est à l’ouest. Il y a ensuite la même chose pour le nord et le sud. Ce schéma selon lequel la civilisation arrive forcément de l’ouest et du sud a perduré très longtemps. En sens inverse, tous les peuples considérés comme dangereux, que ce soient les Hongrois au moment de leurs raids ou avant cela des invasions dites barbares, et après cela des Mongols et des Ottomans, c’est toujours la même idée d’une espèce de gradient qui irait d’est en ouest, du plus au moins civilisé. C’est solidement ancré et on a beaucoup de mal à s’en défaire. »
Il y a quelques années, l’historien Antoine Marès avait déclaré sur nos ondes que l’Europe centrale était en quelque sorte le sismographe de l’histoire européenne. Est-ce aussi ce qui ressort de cet ouvrage et de l’analyse de la période médiévale pour l’Europe centrale ?
OM : « C’est une très belle métaphore qui vaut principalement pour les époques modernes et contemporaines. Puisque c’est à Prague que débute la Guerre de Trente ans, que c’est en Pologne que débute la Seconde Guerre mondiale… Est-ce qu’il faut généraliser ? Je serais plus prudent, même si à titre personnel j’incline à penser que le mouvement hussite inaugure le mouvement de la Réforme et que cette métaphore du sismographe vaut aussi pour le XVe siècle tchèque. Il y a beaucoup de moments aussi où les pays d’Europe centrale sont un peu satellisés et en marge de la grande Histoire. Je ne sais donc pas s’il faut en faire une loi historique immuable. »