« Le petit monde du bon géant Jiří Trnka »
Marionnettiste, cinéaste, illustrateur, peintre, sculpteur et décorateur pour la scène, Jiří Trnka passe pour l’un des plus grands créateurs de films de marionnettes de tous les temps. A partir des années 1930 et jusqu’à sa disparition en 1969, à l’âge de 57 ans, il a illustré près de 150 livres, tourné une vingtaine de films d’animation, dont cinq longs-métrages, et créé un millier de marionnettes pour le cinéma et le théâtre. Artiste éclectique, habile, laborieux, au style inimitable, homme taciturne et sensible, Jiří Trnka est né il y a 100 ans, le 24 février 1912. A cette occasion, plusieurs événements se tiennent, tout au long de cette année, en République tchèque et ailleurs, notamment une exposition itinérante consacrée à Trnka qui voyage à travers le monde et qui est accueillie par les Centres tchèques.
Le spot publicitaire dont vous venez d’entendre un extrait a été tourné en décembre 1959, à l’occasion de l’ouverture de l’exposition « Ce Petit monde » sur le travail de Jiří Trnka au Palais du Louvre.
Né à Plzeň, en Bohême de l’Ouest, dans une famille ouvrière où la fabrication de jouets était une tradition, Jiří Trnka se passionne, dès son enfance, pour les marionnettes. Il les taille dans du bois et les met en scène pour ses petits camarades. Son professeur de dessin au lycée, Josef Skupa, qui deviendra lui-même un marionnettiste renommé, encourage Trnka, fait de lui son proche collaborateur et lui suggère de tenter le concours d’entrée à l’Ecole des Arts et Métiers de Prague où le jeune homme de 17 ans est aussitôt admis. Diplômé, Jiří Trnka entame sa carrière comme illustrateur de livres, dessinateur pour les journaux et décorateur au Théâtre national. Fidèle à sa passion, il ouvre, en 1936, un théâtre de marionnettes à Prague. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Jiří Trnka est appelé à diriger le célèbre studio d’animation tchèque Bratři v triku (Les frères en pull rayé). Trnka réalise alors plusieurs dessins animés (comme le conte « Grand-père plante une betterave » ou « Le Cadeau »), mais il se détourne vite de ce genre qui lui apparaît trop « plat », superficiel, burlesque mais en même temps peu vivant, pour fonder en 1946 un studio du film de marionnettes. Il tourne alors, avec des acteurs en bois, ses chefs-d’œuvre, inspirés souvent des contes, mythes et coutumes populaires de son pays, comme « L’Année tchèque », « Le Prince Bayaya », « Les Vieilles légendes tchèques » ou encore « Le Brave soldat Chveïk ». Le plus grand succès de Trnka sera probablement le long-métrage « Le Songe d’une nuit d’été », adapté de Shakespeare et présenté à Cannes en 1959.Pour être crédible et le plus proche possible des caractères humains, Jiri Trnka s’appuyait, en créant ses marionnettes, sur le jeu d’acteur. Il demandait par exemple à son ami comédien Ladislav Pešek de lui répéter des gestes et postures, qui étaient ensuite reproduits par les marionnettes. Michaela Mertová de la Cinémathèque nationale explique :
« Les marionnettes de Trnka ne sont toutefois pas une copie des êtres humains. Ce sont des masques qui représentent différents caractères. Voilà pourquoi ses marionnettes ne parlent pas, ne bougent pas les lèvres et font peu de gestes mimiques. Les émotions, les états d’âme des personnages, Trnka les exprimait par l’éclairage et la composition des prises de vue. S’il travaillait avec Ladislav Pešek et aussi avec le mime Ladislav Fialka, c’était justement au niveau de la pantomime. Ladislav Fialka a collaboré à son célèbre film ‘Ruka’ (La Main), ainsi qu’au ‘Songe d’une nuit d’été’. Pour ce film-là, Fialka a créé toute une chorégraphie de ballet. Cela a été tellement crédible que dans un festival, un critique de cinéma a soupçonné Trnka d’avoir fait un faux film d’animation. Il était persuadé qu’il ne s’agissait pas de marionnettes, mais de danseurs filmés de loin. »Le collaborateur de Trnka et animateur Břetislav Pojar parle, lui aussi, dans ses souvenirs, de ces moments forts, typiques pour Trnka, de « scènes silencieuses » où, après un geste brusque, l’image se fige, les marionnettes restent un instant immobiles et juste les vibrations de la lumière, des cheveux ou d’un bout de vêtement font croire que celles-ci étaient vivantes. Michaela Mertová :
« Le style de Trnka est très lyrique et poétique. Même avec des moyens minimalistes, il savait transmettre au spectateur l’émotion, l’ambiance de l’instant présent, ce qui est typique pour l’illustration, où un seul dessin raconte toute une histoire et aussi pour le théâtre de marionnettes. Chaque spectateur peut trouver dans ses films des choses qui l’interpellent. Là se trouve aussi un piège, car la plupart des Tchèques ont vu les films de Trnka en tant qu’enfants. Comme ces films sont rarement diffusés à la télévision ou projetés au cinéma, les gens restent dans cette optique-là. Quand ils revoient les films à l’âge adulte, ils constatent avec stupéfaction qu’il ne s’agit pas vraiment de films destinés au public enfantin. Trnka, lui-même, ne créait pas pour un groupe spécifique de spectateurs, il s’adressait à tout le monde. En revanche à l’étranger, c’est le plus souvent le public adulte qui a accès aux films de Trnka. Il est toujours surpris d’apprendre qu’en République tchèque, Trnka est perçu comme auteur de films et de dessins pour enfants. » Pour voir les films de Jiří Trnka, qui ne sont pas disponibles en DVD, le public tchèque doit, hélas, faire appel aux sites de téléchargement (soyons clairs : souvent illégal) sur Internet. Ou alors, Michaela Mertová suggère aux amateurs du cinéma d’animation tchèque de se déplacer… au Japon, ou les films de Trnka et d’autres animateurs tchèques sont appréciés et distribués. Pareil pour une éventuelle restauration et la numérisation des films de Jiří Trnka – elles ne sont pas à l’ordre du jour, faute de moyens financiers. Quant au projet du Musée Trnka qui pourrait être installé dans sa maison sur l’île pragoise de Kampa, il est en discussion depuis plusieurs années... Pour Michaela Mertová, coorganisatrice de l’exposition Trnka présentée successivement dans les Centres tchèques à l’étranger, le 100e anniversaire de la naissance de l’artiste est surtout une opportunité de redécouvrir non seulement les films de Trnka, mais également ses peintures, dessins, illustrations, sculptures et objets d’art appliqué. Ce sera aussi l’objectif de la rétrospective Trnka qui devrait avoir lieu à l’automne à Prague et d’autres manifestations encore, par exemple d’un festival Trnka préparé pour décembre prochain par la communauté tchèque de Nancy.En 1962, Jiří Trnka a sorti son fameux livre « Zahrada » (Le Jardin), bien connu de plusieurs générations de Tchèques, un récit poétique et humoristique pour petits et grands qu’il a non seulement illustré mais également écrit. Pour parler de Trnka illustrateur (et cinéaste, les deux domaines étant indissociables chez lui), nous avons invité au micro le cinéaste français Bertrand Schmitt :
« Je me rappelle que quand j’étais enfant, chez mes parents, il y avait une série de livres de l’éditeur Gründ, des contes d’Andersen, de Perrault et de Grimm. C’est à travers ces contes que j’ai découvert Jiří Trnka et son travail d’illustrateur. J’avais été assez impressionné par la qualité, le côté très fin et précis du travail de Trnka, mais également par la variété de celui-ci. Entre les contes d’Andersen et de Perrault par exemple, il avait fait un travail très différent. Aujourd’hui, quand je pense à des contes d’Andersen notamment ou de Grimm, j’ai souvent l’image des illustrations de Trnka qui me reviennent à la mémoire. C’est bien plus tard que j’ai vu les films d’animation de Jiří Trnka, mais je n’ai pas tout de suite fait le lien, je n’avais pas forcément compris que l’animateur était également l’illustrateur. Quand j’ai compris, je me suis dit que c’était vraiment un personnage impressionnant, parce qu’il avait réussi à créer un univers riche en tant qu’illustrateur et un univers très fort en tant qu’animateur. Ensuite, et c’est une troisième étape par rapport à son travail, je me suis un peu détaché de l’œuvre de Trnka. Je trouvais, certes, son animation riche et précise, car il a réussi à introduire presque du film joué d’acteur dans l’animation, mais à un moment donné, j’ai trouvé cela trop parfait. Aujourd’hui, en revoyant les films de Trnka, de nouveau l’émerveillement revient. »Reconnaît-on Trnka – peintre et illustrateur dans ses films ?
« Oui, par exemple dans ‘Le Songe d’une nuit d’été’, il y a un véritable travail sur les décors. C’est une fresque. Certains plans sont composés comme serait composé un tableau. C’est peut-être la première chose qui frappe chez Trnka : le travail sur les détails, la lumière, les mouvements de caméra qui sont impressionnants pour des films d’animation (on a souvent l’impression que les films d’animation sont ‘plats’). Chez Trnka, il y a un mélange entre un travail cinématographique, presque le mouvement à l’intérieur de l’image, et en même temps, chaque image est composé comme une fresque. »« Le Jardin », dont vous venez d’entendre un extrait interprété par l’acteur Karel Höger, est inspiré de plusieurs jardins que Trnka a connus et aimés dans sa vie. Evidemment, c’est un jardin assez particulier, sauvage, mystérieux, habité par un nain, une baleine, des éléphants et un chat malin. Un jardin découvert par cinq petits garçons qui y vivent plein d’aventures.Jiří Trnka avait cinq enfants nés de ses deux mariages. Entourés dès leur petite enfance du monde magique de leur père, de ses marionnettes, dessins, tableaux, meubles créés par lui-même, ils ont tous été, dans leur vie professionnelle, proches des arts plastiques. Jiří Trnka junior, devenu architecte, se souvient avoir vu son père sculpter des marionnettes « comme s’il épluchait des pommes de terre ». Dans ses souvenirs, il raconte une histoire qui exprime, peut-être, cette sorte de nostalgie omniprésente dans l’œuvre de Trnka, une nostalgie de l’enfance :
« Un beau jour ensoleillé, ma sœur et moi, nous avions envie de jouer avec les marionnettes dans le jardin de notre maison à Košíře. C’était un beau, grand jardin avec de vieilles arbres creux, où nous pouvions poser les marionnettes et imaginer ensuite des histoires. Je me souviens d’une de ces marionnettes, d’un mignon petit renard. Puisque le renard doit se cacher dans un trou, nous l’avons mis dans un creux d’arbre. Mais ce creux-là était profond, le renard est tombé trop bas et nous n’arrivions plus à le sortir. En pleurant, nous sommes allés chercher papa, pour qu’il vienne nous aider. Papa a pris conscience de la gravité de la situation. Il a aussitôt interrompu son travail est il s’est mis à chercher le renard avec nous. Or, nous ne savions plus de quel arbre s’agissait-il et encore moins de quel creux. Et voilà, le renard avait disparu. A chaque fois que ma sœur et moi, nous sommes revenus dans ce coin-là du jardin, même après des années, nous avons toujours regardé et tâtonné dans les creux, en espérant que le renard allait apparaître. Mais nous ne l’avons jamais retrouvé. Papa nous a promis de nous en faire un autre, mais il n’a plus eu le temps. Alors quelque part à Košíře, dans un creux d’arbre se cache aujourd’hui encore un joli petit renard en peluche. »