Jiří Smetana : « C’est peut-être Havel qui est le précurseur du mythe du Velvet Underground à Prague »
Suite de l’entretien avec Jiří Smetana, figure importante du monde du rock en République tchèque, mais aussi en France. Auteur de textes de chansons devenues aujourd’hui des chansons cultes en Tchécoslovaquie, il quitte la capitale tchèque au début des années 1970, pour devenir producteur et programmateur musical de la principale scène rock parisienne, le Gibus.
« J’étais DJ pendant le week-end au Gibus et pendant la semaine, j’étais en Angleterre. Je voyais les salles de répétition, je voyais les maisons de disque, je connaissais plein de monde à Londres et à Paris, donc je faisais venir beaucoup de groupes d’Angleterre qui venaient jouer au Gibus. Entre 1979 et 1996 – cela fait 17 ans – j’ai fait passer peut-être 5 000 groupes, ce qui énorme.»
C’était la plus grosse scène de rock de France ?
«Certainement.»
Comment choisissiez-vous les groupes ?
« Je donnais, je pense, leur chance à tout le monde. Je ne peux pas dire que je refusais beaucoup de groupes parce que je donnais sa chance à chaque groupe qui aimait s’exprimer sur scène parce que la scène, c’est le moment de vérité. Il n’y a que sur la scène que l’on peut voir si on vaut quelque chose. Il y a beaucoup de personnes qui ont beaucoup de charisme au café du coin mais quand ils montent sur scène, ils n’existent plus. Et il y a d’autres personnes dont c’est l’inverse, qui sont invisibles, mais quand ils montent sur scène, il y a quelque chose qui se passe.»«Mon travail n’était pas tellement difficile parce qu’il n’y avait pas vraiment de concurrence, parce qu’il n’y avait pas d’autres clubs qui programmaient des groupes inconnus. Je recevais une cinquantaine de cassettes par semaine. C’était assez facile avec les groupes français, et un peu plus difficile avec les groupes anglais parce qu’il fallait payer les déplacements, les hôtels. Parfois certains groupes étaient déjà connus en Angleterre mais inconnus en France. Je n’avais pas d’aide de l’extérieur, sauf celle parfois des maisons de disques et plus tard celle de Jack Lang, qui à partir de 1986 m’a donné des subventions pour dédommager les frais des groupes français qui venaient jouer, donc cela aidait beaucoup. Quand il y avait des groupes connus, les concerts étaient à 20h parce qu’on savait qu’il y aurait du monde. Mais il n’y avait pas beaucoup de groupes connus parce que souvent, on a passé les groupes avant qu’ils ne deviennent connus, comme Police ou les Pretenders. Personne ne les connaissait quand ils sont passés au Gibus, et ils sont devenus après mondialement connus. Parfois ces groupes revenaient ensuite quand ils étaient en fin de carrière. »
Jiří Smetana acquiert ainsi une véritable notoriété dans le milieu rock en France, si bien que Libération lui consacre un portrait où il le désigne comme « le brave soldat tchèque du rock français ». En République tchèque aussi, plus tard, dans les années 1990, il fera connaître la chanteuse Věra Bílá, surnommée la « Ella Fitzgerald de la musique tzigane », en la faisant tourner dans le monde entier.Mais Jiří Smetana a aussi été l’acteur d’un évènement assez important pour l’histoire mondiale du rock : la réunion, vingt ans après leur séparation, du groupe mythique the Velvet Underground. Là où l’histoire est cocace, c’est qu’y participe involontairement, mais très activement, le groupe tchèque Půlnoc. Or le groupe Půlnoc était composé pratiquement des mêmes musiciens que ceux du groupe The Plastic People of the Universe, groupe interdit au début des années 1970 en Tchécoslovaquie et poursuivi en justice en 1976. C’est leur procès qui a donné naissance à la Charte 77. Pendant vingt ans ces musiciens tchèques underground admiraient clandestinement Lou Reed et le Velvet Underground. Jiří Smetana :
« En février 1990, Lou Reed est venu à Prague, pas en tant que musicien mais parce qu’il voulait écrire un article pour le magazine Rolling Stone sur Václav Havel. Il avait appris que Václav Havel avait été en prison avant 1989 et qu’il avait écouté sa musique quand il était la première fois – et l’unique fois – aux Etats-Unis en 1968 ; il avait acheté un disque des Velvet Underground. Lou Reed était touché par cette histoire. Il est donc venu à Prague faire une interview avec Václav Havel. Et Havel lui a demandé s’il pouvait donner un concert pour lui. Lou Reed a répondu qu’il n’avait pas ses instruments avec lui, mais Havel lui a dit qu’il connaissait un groupe à Prague, qui était composé de ses amis, et qui s’appelait le Velvet Underground Revival. Il a ajouté qu’ils jouaient le répertoire de son ancien groupe et que ce serait un immense honneur pour eux de pouvoir accompagner Lou Reed. Alors le soir-même, Lou Reed a joué avec le Velvet Underground Revival dans une galerie dans le centre de Prague et il a été très impressionné par le fait que le groupe connaissait toutes ses chansons. C’était en 1990 et le Velvet Underground avait joué pour la dernière fois en 1969. Lou Reed n’avait pas joué pendant 21 ans avec le Velvet Underground mais à l’issue du concert, il a dit que c’était incroyable, qu’il se sentait comme s’il avait retrouvé son ancien groupe. Il était très impressionné. »
« Lou Reed a ensuite parlé avec le tourneur du groupe Půlnoc en lui disant qu’en juin 1990, il allait y avoir une immense exposition d’Andy Warhol à Jouy-en-Josas (situé à côté de Paris, ndlr) où se trouve la fondation Cartier. Il y a un très grand parc avec un château, et Cartier organisait donc cette exposition qui était la plus grande exposition sur Andy Warhol jamais montée. Mais le tourneur ne comprenait pas bien l’anglais et il a dit au groupe Půlnoc qu’ils étaient invités pour jouer à Paris le 15 juin pour Lou Reed. »
« Je suis arrivé à Paris au mois d’avril et j’ai parlé avec les gens du groupe Půlnoc – Půlnoc, les Plastic People, le Velvet Underground Revival, ce sont toujours les mêmes musiciens – et ils m’ont dit qu’ils n’avaient toujours pas de nouvelles du concert du 15 juin. J’ai demandé à la fondation Cartier où ils m’ont répondu qu’ils n’étaient pas au courant, qu’il y avait bien l’inauguration de l’exposition mais qu’aucun concert n’était prévu. Je leur ai dit que ce n’était pas possible, que les musiciens de Půlnoc n’avaient pas pu inventer cette histoire, qu’ils ne savaient même pas qu’il existait une fondation Cartier. On a donc appelé à New-York et Lou Reed a dit que c’était une très bonne idée que Půlnoc joue. Cartier m’a donc chargé de la production du concert, de la construction de la scène et de la sono. Et Půlnoc a donc été invité. »« On est arrivé le 15 juin à la fondation. On savait que tous les membres du Velvet underground étaient invités à cette exposition, donc John Cale, Lou Reed, Sterling Morrison et Maureen Tucker. Le groupe avait joué ensemble pour la dernière fois en 1969 et ils s’étaient ensuite séparés parce qu’ils devenaient trop à la mode et pour eux c’était démodé. C’est un groupe qui n’était connu à l’époque que des snobs de New-York. »
« Půlnoc a donc fini son concert avec un relatif succès. Puis John Cale a joué avec Lou Reed et d’un seul coup, dans les coulisses, Maureen Tucker demande au batteur de Půlnoc de lui prêter sa batterie et Sterling Morrison demande au guitariste tchèque Jiří Křivka de lui prêter sa guitare. Ils sont montés sur scène pour rejoindre les deux autres et ils ont joué une version de sept minutes d’un morceau du Velvet Underground, Heroin. Or c’était la première fois que le Velvet Underground rejouait ensemble depuis 21 ans. »
Et ils jouaient sur les instruments du groupe tchèque Půlnoc...
« Oui, et la conclusion est que si le tourneur tchèque avait mieux su parler anglais, ça ne serait jamais arrivé ! »
Pour les musiciens tchèques, qui avaient admiré le Velvet Underground toute leur vie, cela devait être un moment particulièrement important...
« Et même pour le Velvet lui-même parce qu’après cela, ils sont redevenus amis, ils ont enregistré un nouvel album ensemble et ont fait une tournée mondiale l’année suivante. »
Si le Velvet Underground n’était connu dans les années 1960 que de quelques snobs new-yorkais, comment expliquez-vous qu’ici, en Tchécoslovaquie, une poignée de musiciens ait revendiqué pendant vingt ans, et ce depuis la fin des années 1960, l’influence du Velvet Underground ?
« Ce sont des hasards. Il y avait ici certains groupes psychédéliques qui aimaient bien Frank Zappa, The Mothers of Invention, et d’autres disques bizarres. Tout comme Václav Havel a rapporté le disque des Velvet des Etats-Unis quand il était à New-York. C’est peut-être lui qui a prêté son disque pour qu’il soit copié sur des bandes enregistrées. C’est peut-être lui le précurseur du mythe du Velvet Underground à Prague. »Loin d’oublier son pays malgré la vie qu’il menait en France, Jiří Smetana a écrit dans les années 1980 une chanson intitulée The Wall of Kampa, composée en l’honneur de John Lennon et des hippies tchèques qui résistaient en inscrivant, malgré les risques de poursuite policière, leurs messages « peace & love » sur un mur du quartier de Kampa, au cœur de Prague.