Martin Bonhard: « J’ai compris l’histoire tchèque devant l’ambassade de RFA à Prague »
Martin Bonhard, 37 ans, dirige depuis 2009 le Centre tchèque de Paris. Né de parents tchèques exilés d’abord en Autriche et ensuite en Allemagne, il nous parle, dans cette émission spéciale du 17 novembre, de sa double culture, il nous confie ses souvenirs de la Tchécoslovaquie communiste et notamment ceux de l’été 1989, où il a été témoin de l’afflux des ressortissants d’Allemagne de l’Est à l’Ambassade de l’Allemagne fédérale de Prague.
« Mes parents ont quitté la Tchécoslovaquie suite aux événements de 1968. Ils sont partis en Autriche, puisqu’ils ont reçu une bourse d’études à l’Université de Salzbourg. C’est là-bas où je suis né. Quand j’avais 13 ans, notre famille a déménagé à Munich, pour des raisons professionnelles de mon père. Au lycée de Munich, j’ai passé mon baccalauréat et j’ai fait ensuite des études supérieures en Grande-Bretagne et en France. »
Dans quel domaine ?
« Dans le domaine des sciences humaines. A Londres, je me suis consacré aux études européennes et ensuite j’ai enchaîné avec Sciences Po à la Sorbonne. »
Avez-vous eu une aussi éducation tchèque ?
« Qu’est-ce que cela veut dire, une éducation tchèque ? Bien sûr que nous avons parlé le tchèque à la maison. Nos parents ne nous ont pas forcés, mon frère et moi, mais ils nous ont parlé en tchèque. Quand cela devenait trop difficile pour nous, nous passions à l’allemand. La seule chose où notre père était strict, c’est qu’il nous demandait de parler une seule langue, de ne pas commencer la phrase dans une langue et de la finir dans une autre, ce qui est assez facile. Bien sûr que la culture tchèque était présente, par le biais des films et des livres. Adolescent, j’ai commencé à lire des œuvres plus difficiles et plus intéressantes, celles de Kohout, de Kundera et de Hrabal, mais je les ai lues en allemand. Après 1989, mes parents et mon frère sont assez vite retournés à Prague. Moi, je suis resté en Allemagne, car mes parents n’ont pas voulu que j’aille dans une école tchèque. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était leur décision. Mais j’ai quand même passé beaucoup de temps à Prague. Maintenant, mes parents ont presque l’âge de la retraite, alors ils sont à nouveau à Salzbourg, mais ils ont un appartement à Prague et viennent régulièrement ici. »
Donc vous-même, vous n’avez connu que la Tchécoslovaquie et ensuite la République tchèque démocratiques ?
« Non, en fait, je ne sais pas pourquoi, mais dans les années 1980, moi et mon frère, nous avons pu venir en Tchécoslovaquie pour rendre visite à nos grands-parents. Nous sommes alors venus à plusieurs reprises, pendant les vacances d’été, voir surtout notre grand-mère. Donc j’ai connu la Tchécoslovaquie communiste, mais j’étais enfant, je ne comprenais pas, pour moi, c’étaient les vacances chez ma grand-mère. »
Quels souvenirs avez-vous gardé de ces vacances en Tchécoslovaquie ?
« Ce ne sont pas de beaux souvenirs. Pour moi, passer la frontière était traumatisant, parce que je ne comprenais pas ce qui s’y était passé. Sinon, je me rappelle que j’avais tout trouvé très gris. Dans la rue, les gens me regardaient, parce que j’étais habillé différemment et il était évident que je vivais à l’étranger. C’était désagréable. Je n’aimais pas la télévision tchèque, parce qu’elle n’était pas intéressante et en plus, elle était en noir et blanc ! Venant de Salzbourg, des Alpes, je n’aimais pas le lait qui était vendu ici… Evidemment, ce sont des perceptions d’enfant. J’ai commencé à comprendre pendant l’été 1989, quand j’avais 15 ans. Même avant, mes parents ont évidemment essayé de nous expliquer le contexte, à mon frère et à moi, mais c’était difficile à comprendre. Pour moi, cela a donc changé en été 1989, pendant les événements à l’ambassade de l’Allemagne de l’Ouest à Prague. J’y suis allé pour apporter du chocolat aux enfants et de la bière aux adultes. Le parc de l’ambassade était entouré d’une clôture.
A travers cette clôture, j’ai pu distribuer de manger et boire aux gens, j’ai pu discuter avec eux, j’ai vu aussi la police en action. Etant Autrichien, je croyais être en sécurité. Les choses étaient en réalité un peu plus compliquées, car j’avais la double nationalité, mais je ne le savais pas à l’époque. A ce moment-là, j’ai compris l’histoire de ma famille. Mon grand-père avait été emprisonné dans les années 1950, enfin c’est une histoire plutôt typique pour beaucoup de familles tchèques… Je l’ai compris lorsqu’un enfant d’Allemagne de l’Est qui se trouvait dans de parc de l’ambassade de RFA m’a demandé si je ne voulais pas, moi aussi, passer la clôture et me joindre à eux. Je n’ai pas réussi à lui expliquer que moi, je n’avais pas besoin de passer la clôture… Aujourd’hui, vingt ans après, c’est encore un souvenir très émouvant pour moi. Voilà, la Tchécoslovaquie, c’était le pays de mes grands-parents que je trouvais très différent de celui où j’avais grandi. Je ne savais pas pourquoi et je l’ai compris en été 1989. »Ensuite, après la chute du communisme, comment vous avez découvert la « nouvelle » Tchécoslovaquie ?
« C’était par le biais de mes parents. Comme on habitait à Munich, mes parents avaient des amis qui travaillaient pour Radio Free Europe. Du coup, je me trouvais entouré de gens intéressants qui, avant comme après 1989, discutaient beaucoup des questions d’actualité. Mais surtout, je voyais mes parents, très touchés par les événements. J’ai vu mon père qui n’est pas très sujet aux émotions pleurer le 31 décembre 1989 sur la place Venceslas. Quand vous avez 15, 16 ans, ces moments-là, vous ne pouvez pas tout-à-fait les comprendre, mais ils laissent des traces. Et vous commencez à vous interroger… Vous vous posez des questions d’identité, vous vous demandez si votre vie, vous n’auriez pas dû la vivre dans le pays de vos parents. Au fur et à mesure, j’ai réalisé que je voulais m’installer en République tchèque, étant le seul membre de notre famille qui n’y avait jamais vécu. J’ai eu la chance de trouver du travail au Théâtre national et j’ai commencé ma vie ici, à Prague. »
Entre 2002 et 2008, vous étiez un des plus proches collaborateurs du directeur du Théâtre national de Prague de l’époque, Daniel Dvořák, en quoi consistait votre travail ?
« En tant que secrétaire général, j’ai été responsable notamment des relations entre le directeur et le personnel du théâtre, au niveau administratif. J’étais responsable du protocole et surtout, parce que je parle, outre le tchèque, l’allemand, l’anglais et le français, je me suis occupé des projets internationaux, donc de la collaboration avec les autres théâtres. Aussi, j’ai aidé à mettre en place plusieurs projets spéciaux qui s’étaient déroulés sur la scène su Théâtre national, par exemple la soirée spéciale à l’occasion de l’entrée de la République tchèque à l’UE ou encore une soirée en hommage à Václav Havel, à la fin de sa présidence. »Ensuite, après avoir quitté le Théâtre national, vous êtes passé directement au Centre tchèque de Paris ?
« Tout-à-fait. Pendant six ans, j’ai été au Théâtre national et en 2008, j’ai déposé ma candidature pour le poste de directeur du Centre tchèque, j’ai gagné et je suis parti à Paris. »
Vous vivez donc depuis deux ans à Paris… Est-ce que la question d’identité est résolue pour vous ?
« C’est une question très difficile. Oui, elle est plus ou moins résolue, parce que, je crois, j’ai eu la chance de grandir en Autriche et en Allemagne qui sont, culturellement, très proches de la République tchèque. Je sais que je suis tchèque, en tant que directeur du Centre tchèque de Paris, je ressens une loyauté envers l’Etat tchèque et je ne dis pas cela comme une phrase vide, c’est une loyauté que je ressens profondément. Mais, évidemment, je reste d’une certaine manière autrichien, surtout quand je suis en Autriche, c’est mon enfance, mes amis, mes souvenirs. La question d’identité est résolue, ce qui est difficile à comprendre (et c’est quelque chose de personnel), c’est que j’ai grandi dans un autre système. Ce système, nous le construisons maintenant en République tchèque, et c’est bien, seulement que nous sommes toujours en train de le construire. Moi, j’ai grandi dans un système déjà établi. Je peux créer des malentendus, parce que j’ai eu une éducation différente. »
Quel genre de malentendus ?
« En Allemagne, les lycéens sont encouragés à discuter, à formuler ses opinions, à réfléchir. On est extrêmement confronté au passé allemand et je trouve cela très bien. Je dirais qu’on est amené à être citoyen. Pour la jeune génération en République tchèque, c’est pareil. Mais ce n’était pas le cas des générations précédentes. Ce n’est pas leur faute et je ne les critique absolument pas. Mais les traces du régime communiste sont présentes. A ce niveau-là, il peut y avoir, effectivement, des malentendus, parce que ma manière de communiquer est différente. Je ne dis pas qu’elle est meilleure, mais elle est différente. Ce n’est pas une question d’identité, c’est une question de chance que j’ai eu dans ma vie de grandir ailleurs et d’avoir un regard différent. Ce qui n’implique pas que je sois moins tchèque, moins loyal ou moins patriote. J’ai simplement un regard extérieur de temps en temps. »