Trouver sa voix/e dans la fugue
En janvier 2009, nous avions rencontré l’écrivaine Anne Delaflotte-Mehdevi, installée à Prague depuis 17 ans et qui venait de sortir son premier roman, La relieuse du gué, paru aux Editions Gaïa. En septembre 2010, elle a publié son deuxième opus, intitulé Fugue chez le même éditeur. Radio Prague l’avait rencontrée à cette occasion pour évoquer l’histoire et le processus d’écriture de ce roman.
Une reconquête par un biais paradoxal...
« Oui. C’est une excellente musicienne amateur, mais qui aurait pu très bien franchir le cap et devenir professionnelle puisqu’elle a fait toutes les études pour. La vie l’a emmenée ailleurs, mais la musique est toujours restée un langage familier, quotidien. Après un certain temps de rééducation, elle va réussir à refaire vibrer ses cordes vocales mais on va découvrir qu’elle est atteinte d’une maladie, la disphonie spasmodique. Son élocution est très imparfaite et complètement imparfaite puisqu’elle doit réguler sa respiration. »
Et puis tu écris que sa voix n’a plus vraiment d’âme...
« Voilà. Pour la produire de façon mécanique, on doit être tellement concentré sur le processus d’élocution qu’on n’a pas le temps d’investir la voix d’émotions... Et puis on doit se reprendre après quelques syllabes très courtes émises à grand renfort de respiration. Il n’y a donc pas de conversation possible. Si on perd l’usage instinctif de la voix, pour retrouver le chemin et refaire fonctionner les muscles du larynx, le cerveau, l’ouïe, le diaphragme, c’est très compliqué, c’est un mécanisme complexe. Ça m’intéressait que cette parole soit si évidente, sauf que le jour où on la perd c’est très difficile de la faire réémerger. »Est-ce que tu avais lu des articles sur des cas similaires de personnes qui auraient perdu la voix après un traumatisme psychologique ? Est-ce quelque chose qui peut arriver ?
« J’ai fait relire Fugue par un orthophoniste, donc ce que je dis est tout à fait crédible. Cette maladie, la disphonie spasmodique, existe réellement. Par contre, ce qui est peut-être plus difficile à avaler d’un point de vue professionnel, c’est le cas de Clothilde, mais encore une fois, ça passe quand même parce qu’on ne sait pas pourquoi la disphonie spasmodique intervient chez un individu. La faculté que je prête à Clothilde, si elle ne peut pas parler de façon satisfaisante, de savoir chanter divinement, je l’emprunte au bégaiement. On sait que les gens qui bégayent vont pouvoir chanter de façon fluide. En tout cas, selon l’orthophoniste, ça peut arriver puisque cette maladie est mal connue. »
Ce roman s’appelle Fugue. Evidemment, tout tourne autour du jeu de mot sur ‘fugue’. Le début de l’intrigue, c’est justement la fugue de sa fille Madeleine. Mais la fugue est également un terme musical. Et puis troisième fugue que l’on peut voir, celle de Clothilde : elle va fuir la réalité dans laquelle elle vivait jusqu’à présent, celle d’une bonne épouse, d’une bonne mère, mais qui a renoncé à la musique... Peux-tu rappeler ce qu’est exactement une fugue en musique et en quoi cela s’articule à ton roman ?
« Il y a d’abord en effet la fugue de Madeleine, puis la référence à ce mode musical. La fugue, c’est un thème musical qui est décliné tout au long d’une pièce avec des passages qui se répondent. Il y a donc toujours cette idée d’écoute, d’exigence musicale : il n’y a pas de musique s’il n’y a pas d’écoute, et mon histoire est aussi là-dessus, sur l’écoute... Dans le mode musical de la fugue, dans sa structure, on trouve ce petit jeu d’échos et de répons. »Pour paraphraser la dernière pièce de Bach, L’art de la fugue, Clothilde va exceller dans l’art de la fugue, justement. Elle va se faire une toute autre vie. C’est le deuxième pendant de ce livre, ce portrait de femme. La relieuse du gué était déjà d’une certaine façon un portrait de femme : Mathilde est aussi assez radicale, en tout cas, elle fait un choix radical puisqu’elle quitte tout, une carrière brillante, pour devenir relieuse. Clothilde aussi fait ce genre de choix, même si au départ, c’est sans le vouloir et qu’il s’agit des conséquences de sa maladie. Mais finalement, ça l’arrange bien !
« Je ne me rends compte que maintenant des points communs entre Clothilde et Mathilde. D’abord ce sont des noms en –ilde. Mais en fait je ne sais pas jusqu’à où c’est voulu. Mathilde, je l’ai choisie sur la base étymologique du prénom. Clothilde, j’ai en tête la silhouette d’une femme que j’ai croisée à Prague il y a des années : une jeune actrice française, très belle femme, un peu fragile et en même temps une personnalité très forte. Et comme décidément, j’aime les prénoms en –ilde, je ne me suis pas fait suer ! Mais je me rends compte qu’elles ont des points communs dans le sens où elles sont toutes deux tenaces – je ne sais pas si elles sont radicales. Mais ce ne sont pas des violentes, des hystériques. Ce sont des calmes, déterminées mais doucement. En tout cas je ne crois pas qu’elles aient de la violence. »
Non, elles ne le sont pas. Et ton écriture empêche toute forme de violence... C’est une écriture toujours très feutrée...
« Il y a une grande douceur chez ces femmes, un petit côté laborieux, et beaucoup de détermination. Je dis ‘détermination’ parce que c’est joli, on pourrait dire ‘têtues’ (rires) ! Clothilde, elle s’entête, mais c’est parce qu’elle sait que sa vie en dépend, que toute la qualité de ce que sa vie sera dépend de ce moment-là qui a été provoqué par sa fille. Je le rappelle parce que c’est très important symboliquement. Je crois que j’aimerais bien que les gens le lisent un peu comme on lit un conte et qu’on lui accorde une valeur de fable. Parce que souvent je me dis : Clothilde est belle, elle a une belle voix, ses enfants sont beaux, ne sont jamais malades, n’ont jamais le nez qui coule, son mari est beau. Mais il faut que je l’assume : je le veux comme ça ! D’une certaine façon, je voulais avoir la paix pour me concentrer sur le lien à la musique, donc il ne fallait pas que j’empêtre trop la vie quotidienne de Clothilde. Je veux qu’il y ait cette valeur de sublimation, cette valeur de conte. »
C’est très intéressant que tu parles de conte. C’est peut-être totalement le fruit de mes propres projections, que ce soit pour La Relieuse ou Fugue, j’ai toujours l’impression qu’il y a quelque chose de médiéval dans ces histoires. Dans un sens évidemment très positif. Commençons par les prénoms : Mathilde, Clothilde. C’est des prénoms de reines. Je pense aussi à certains personnages qui apparaissent dans Fugue : ce personnage du fou du village, Baptiste, qui est aussi un peu le fou de la cathédrale... Evidemment, ce roman se passe en Bourgogne, le précédent en Dordogne, toutes deux des terres très ancrées dans le médiéval par le patrimoine de l’art roman. Même si on ne le voit pas, même si ce n’est pas décrit de manière explicite, j’ai l’impression que toute cette atmosphère médiévisante est très présente. Je pense aussi à Alix, l’amie de Clothilde, qui est botaniste, mais en fait herboriste et qui crée un magasin de plantes. Le fait que tu parles de conte correspond à mon image personnelle de lectrice...« Oui... je ne sais pas encore quoi faire de cela, je ne sais pas si j’arrive à le faire, mais c’est en tout cas ce que j’aimerais faire. Dans la littérature, j’aime bien quand un roman m’emmène ailleurs, dans une autre dimension. Si je veux lire des choses très contemporaines, très précises, je lis des essais de sociologues ou des ouvrages historiques. En tout cas quand j’écris, je suis partie dans un monde que je ne veux pas ramener ici, maintenant. Ça ne m’intéresse pas beaucoup. Quand j’écris, j’aime qu’il y ait cet aspect du conte, une certaine distance. »
De même que pour La Relieuse du gué, il faut souligner que tu as une écriture très sensuelle, c’est-à-dire que tu donnes une très grande importance aux sens et à la description des sensations. Pour la Relieuse on pourrait penser au toucher, avec les pages, le cuir, mais aussi à l’odeur, pour Fugue, c’est évidemment l’ouïe qui est mise en avant...« Si on veut avoir un esprit ouvert, curieux, on peut commencer par bien regarer, bien écouter, ses proches, les autres. La curiosité intellectuelle, même la plus abstraite, commence déjà par cela, par regarder, sentir, observer son environnement proche, son milieu. Et donc commençons par nos sens. C’est le début d’une curiosité qui donne tout son sens à la vie, à une vie éveillée. »
Rediffusion du 28/11/2010