Corruption : le monde des affaires lance un SOS

La corruption, qui semble avoir en République tchèque des dimensions alarmantes, est un fléau qui préoccupe tant les représentants politiques que l’opinion publique. Par ailleurs, la « lutte contre la corruption » est devenue un des buts et des slogans majeurs de l’actuel gouvernement de centre-droit de Petr Nečas. La presse, quant à elle, se penche régulièrement sur les différentes facettes de la corruption, sur les affaires ou les cas suspects qui défraient certes la chronique, mais demeurent rarement élucidés. Récemment, beaucoup d’encre a coulé au sujet de l’entretien accordé par le milliardaire Andrej Babiš au quotidien économique Hospodářské noviny, dans lequel il déclare que « la corruption dans le pays a dépassé la limite du tolérable »... Nous l’avons lu pour vous et avons également suivi les réactions qu’il a provoquées.

Photo illustrative: Barbora Kmentová
C’est probablement la première fois qu’une critique virulente portant sur le niveau de la corruption est issue du milieu des « nouveaux Tchèques ». Propriétaire du groupe Agrofert réunissant 200 sociétés dans les secteurs de la chimie, de l’agriculture, de l’alimentation, de l’industrie des constructions mécaniques et du bois, l’ancien communiste Andrej Babiš est aujourd’hui un des businessmen les plus riches et les mieux établis dans le pays. Dans l’entretien qu’il a récemment accordé au quotidien Hospodářké noviny, Andrej Babiš caractérise la Tchéquie comme « une sorte de Palerme, en proie à la mafia ».

Il prétend ne pas être le seul homme d’affaires tchèque à dénoncer cette situation et le système dans lequel seraient impliqués, selon lui, la police et la justice. Ceci dit, il avoue ne pas avoir de preuves ou de données concrètes pour étayer ses propos concernant les cas de corruption, les pots-de-vin ou les fraudes. Andrej Babiš se défend pourtant en disant :

« Il y a beaucoup d’autres entrepreneurs tchèques qui rencontrent les mêmes acteurs sur les scènes économique et politique et qui ont les mêmes informations que moi... Bref, ce que je dis moi, tout le monde le sait généralement. Tout le monde en parle, mais en catimini. »

Andrej Babiš considère que ses informations sont « aussi pertinentes que celles publiées par le serveur WikiLeaks qui se référent aux dépêches de diplomates américains à l’adresse de Washington, selon lesquelles la Tchéquie serait le pays le plus corrompu en Europe centrale ».

Il dénonce en outre le fait qu’il n’y ait pas dans le pays d’autorité morale qui s’oppose à la corruption. En comparant ce phénomène tel qu’il existe dans les pays occidentaux et en République tchèque, Andrej Babiš dit :

Andrej Babiš,  photo: CT24
« Je pense que, à l’étranger, la police, les juges et les procureurs ne sont pas impliqués dans la corruption, comme c’est le cas chez nous. En plus, lorsque les journalistes y découvrent des indices de corruption, le politicien mis en cause doit quitter la vie politique, même si des preuves éloquentes ne sont pas soumises. Chez nous, l’Agence d’information et de sécurité (BIS) peut établir des rapports sur l’imbrication du business, de la politique et de la justice, et pourtant, rien ne se passe. »

Un des Tchèques les plus riches estime que «depuis les années 1990, jusqu’à une époque récente, l’évolution de la corruption ne dépassait pas les limites normales... » Le tournant décisif serait survenu en 2006 avec l’investiture de Pavel Bém au poste de maire de Prague et avec celle du gouvernement de Mirek Topolánek.

Refusant cependant la théorie selon laquelle la grande corruption se serait imposée avec l’ODS (Parti civique démocrate), Andrej Babiš estime que le malheur est venu avec des gens très concrets. Il s’agit au total d’une vingtaine de personnes qui seraient d’après lui responsables de cette « dévastation », parmi lesquels Marek Dalík, lobbyiste proche du Premier ministre Topolánek, occuperait une place particulièrement importante.

Lorsqu’on reçoit des informations sur une affaire de corruption, est-il dangereux d’en parler ? A cette question posée par le journal, l’entrepreneur Babiš répond :

« Effectivement, il n’est pas facile de parler ouvertement de la corruption, même dans les journaux. On peut s’attendre à un châtiment. Etant donné qu’en Tchéquie, on voit parfois stopper sur commande l’enquête d’une cause, il est presque sûr que l’on peut aussi initier une cause sur commande. C’est ce à quoi peut s’attendre celui qui critique ouvertement le système. Je ne veux pas dire que tout le système judiciaire est corrompu. Mais il suffit de lire les journaux pour réaliser que toute une série de cas identiques existent ».

En conclusion, Andrej Babiš déclare qu’il y a dans le pays beaucoup d’initiatives qui s’investissent dans la lutte contre la corruption et qu’il serait bon de créer un nouveau forum civique afin de les gérer.

Photo: Barbora Němcová
Les déclarations du milliardaire Babiš pour le quotidien Hospodářské noviny ont semé la polémique. D’un côté, elles ont été accueillies avec un grand intérêt par une partie du public, tandis que les commentaires dans les médias y ont souvent réagi avec réticence. On ne citera que Martin Komárek, du quotidien Mladá fronta Dnes, selon qui cette confession n’a aucune valeur. D’abord, parce que’elle est dénuée de toute preuve et, aussi, parce que son auteur lui-même aurait été impliqué dans des transactions suspectes.

« D’un autre côté, écrit-il plus loin, tout en mettant en doute l’honnêteté d’Andrej Babiš, je ne veux pas mettre en doute le bien-fondé de ce qu’il dit. En effet, la corruption et le clientélisme parmi les grands businessmen et les hommes politiques, à tous les niveaux de l’échelon, sont un fait indiscutable. C’est ce que confirment les témoignages indépendants dont j’ai pu faire moi-même connaissance. » Et de conclure :

« Mais il n’est pas vrai que l’essor de la corruption aurait commencé dès 2006. Ce jugement fait partie de l’arsenal politique des critiques de la droite. La corruption existe dans notre pays depuis les années 1990. Elle est très grande, il est vrai, mais moins grande quand même qu’on ne le dit ».

« Quand il s’agit d’un grand entrepreneur, une certaine suspicion est certes justifiée, car celui-ci ne pouvait pas demeurer pendant toutes les années écoulées hors du ‘système’. Mais il faut se demander si l’on peut rejeter les arguments de tous les businessmen qui affirment ‘en avoir marre’. »

C’est ce qu’écrit sur le serveur Aktualne.cz le journaliste et politologue Jiří Pehe qui estime que « l’épuration » doit émerger justement du milieu des entrepreneurs, car c’est « lui qui réalisera tôt ou tard que la corruption systématique ne profite à personne, sauf à une poignée de parasites, dans les domaines de la politique et des affaires. »

Dans son analyse, il constate qu’il existe dans le pays plusieurs initiatives civiques qui proposent leurs propre recettes, dont celles qui s’appellent Le Public contre la corruption, la Fondation pour la lutte contre la corruption ou quelques initiatives inspirées par les plaintes et les projets soumis par les chambres de commerce étrangères présentes en Tchéquie. Jiří Pehe écrit à leur sujet :

« Les possibilités de ces initiatives sont cependant limitées. Leurs propositions et leurs idées ne servent à rien tant qu’un parti politique ne s’y identifie pas à son tour... Le problème, c’est aussi qu’il existe entre ces différents groupes une certaine rivalité. » Il appelle donc Transparency International à essayer de coordonner leurs activités.

Et en revenant à la fin à Andrej Babiš, sur lequel le feu a été concentré ces derniers jours, suite à ses déclarations pour la presse, Jiří Pehe écrit :

« Il se peut que ses motifs aient été personnels. Il serait néanmoins dommage de ne pas prendre son acte comme un appel SOS corruption.»