« Les cas de corruption politique ne s’arrêtent pas avec la crise sanitaire »

Photo: Site officiel du Gouvernement tchèque

La crise sanitaire liée au coronavirus et l’instauration de l’état d’urgence qui en a découlé en République tchèque, et dans d’autres pays, représentent une mise à l’épreuve sans précédent de la démocratie. Si les questions (libertés fondamentales, surveillance numérique des citoyens...) se posent de la même façon dans la plupart des Etats concernés, elles sont d’autant plus cruciales en Europe centrale, dans les pays de l’ex-bloc de l’Est, où les institutions démocratiques sont tout justes trentenaires, à l’exception de la Tchéquie qui peut au moins se prévaloir d’une courte tradition pendant l’entre-deux-guerres. Pour évoquer certaines de ces questions, RPI a interrogé David Ondráčka, directeur de la branche tchèque de l’ONG Transparency International.

Dans quelles conditions peut travailler une ONG comme Transparency International dans les circonstances extraordinaires nées de l’urgence sanitaire ? Quels sont les défis auxquels fait face cette organisation qui lutte contre la corruption et pour plus de transparence – et plus spécifiquement en Tchéquie ?

David Ondráčka,  photo: Filip Jandourek,  ČRo
« Transparency International s’efforce de fonctionner normalement : dans le cas de décisions gouvernementales, d’achats publics, en cas d’urgence, notre rôle peut être encore plus important. Lorsque la crise sanitaire sera terminée, une profonde crise économique va suivre. Il y aura de gros transferts budgétaires, l’Etat va sans doute essayer de sauver les entreprises privées. Nous sommes en un temps de grands changements de paradigme. Nous devons activement réfléchir au rôle de l’Etat et à l’intérêt public. »

L’état d’urgence a été décrété en République tchèque le 12 mars dernier, tout est allé très vite et par un effet de domino très rapide, les libertés des citoyens ont été réduites au strict minimum, pour des raisons compréhensibles mais qui n’empêchent pas de se questionner. Car cette rapidité bouscule nécessairement le droit et les acquis démocratiques. Pensez-vous que cette action rapide était nécessaire dans une telle mesure ? Est-elle le résultat d’un manque d’anticipation des autorités (par rapport à l’expérience pourtant déjà un peu connue de la gestion de la crise par la Corée du Sud par exemple) ?

Photo: Site officiel du Gouvernement tchèque
« Je pense que le gouvernement tchèque a bien géré la crise épidémique. Nous devons tout faire pour empêcher les gens de mourir inutilement. Mais j’ai de gros doutes sur la stratégie économique de notre gouvernement, si tant est qu’elle existe. Par exemple, l’aide aux entreprises est chaotique et lente. »

L’état d’urgence est par définition transitoire. D’abord décrété pour deux semaines, il a été prolongé mais est limité par la loi à 30 jours qui peuvent être prolongés avec l’accord du Parlement. Ne peut-on craindre des reports infinis ? Par définition aussi la date du début d’état d’urgence est claire, celle de sa fin dépendant de l’épidémie et de son évolution l’est moins... Peut-on craindre que certaines dispositions limitant les libertés fondamentales subsistent à l’avenir ?

« L’état d’urgence est une grande limitation pour les personnes. Il doit fonctionner seulement pour un temps donné et limité. Le Parlement doit être celui qui autorise temporairement le gouvernement à le prolonger. Ce ne peut certainement pas être fait de manière automatique. Le contrôle public est nécessaire. »

Que penser du principe du traçage numérique, adopté par plusieurs pays d’Asie, ou de ce qu’on appelle en Tchéquie la « quarantaine intelligente » ? Peut-on craindre des dérives dans la surveillance des citoyens ? Y a-t-il un retour possible après l’instauration d’une telle pratique ?

Photo: Clevermaps
« J’ai de gros doutes sur l’efficacité de la quarantaine intelligente, à savoir est-ce que cela fonctionne vraiment en réalité ? Le traçage numérique touche la vie privée de tous les citoyens. Cette surveillance des citoyens va, je pense, être difficile à annuler une fois la crise sanitaire terminée. »

La gestion de cette crise est entre les mains du gouvernent de coalition d’Andrej Babiš, Premier ministre sur lequel pèsent depuis longtemps des soupçons de conflit d’intérêts dénoncés entre autres par Transparency International. On a pu entendre des appels à ce qu’on appellerait en France l’union nationale, c’est-à-dire à mettre en sourdine les critiques qui peuvent surgir du côté de l’opposition par exemple, ou d’ailleurs. Quel est votre point de vue sur la question ? La nécessité et l’urgence d’endiguer l’épidémie doit-elle faire taire toute critique ?

« Le gouvernement doit toujours être surveillé, critiqué. C’est un contrôle démocratique normal. Une crise épidémique ne signifie pas que l’on reste silencieux. Les cas de corruption politique ne s’arrêtent pas avec la crise sanitaire, pas plus que le conflit d’intérêts du Premier ministre Andrej Babiš. Actuellement, le gouvernement a décidé d’aider des entreprises et aussi l’entreprise de ce dernier ce qui représente un confit d’intérêts. »

Andrej Babiš,  photo: Site officiel du Gouvernement tchèque
Jetons un coup d’œil chez les voisins de la Tchéquie : en Hongrie notamment Viktor Orbán peut désormais légiférer par décrets, et ce pour une durée indéterminée. L’éventualité d’une dérive autoritaire du pouvoir avait été évoquée en République tchèque aussi notamment suite à la publication de l’information selon laquelle le ministère de la Défense envisageait que le gouvernement et le Premier ministre puissent disposer, aux dépens du Parlement, de l’essentiel des pouvoirs pour diriger le pays lors de certaines situations de crise. Cette éventualité est-elle à craindre ici ?

« En Hongrie, Viktor Orbán abuse de la situation de manière brutale. De facto, c’est un dictateur aujourd’hui, concentrant tous les pouvoirs et dirigeant le pays par décrets. Le Parlement a fermé ses portes. Malheureusement Viktor Orbán représente un modèle pour nombre de politiciens de la région, et même pour Andrej Babiš en République tchèque. »

Quid de la Pologne où l’on parle d’une élection présidentielle avec vote par correspondance ? Ne peut-on craindre des manipulations du scrutin ?

Photo illustrative: Chris Phan,  CC BY-SA 3.0 | Photo illustrative: Chris Phan,  CC BY-SA 3.0
« En Pologne, il existe une forte pressions sur les institutions. Le pouvoir judiciaire est très idéologique. Des élections présidentielles par correspondance, préparées en vitesse, dans un grand pays comme celui-ci, sont en effet susceptibles de faire l’objet de manipulations. Je connais bien la Pologne, notre voisine. L’idée que les retraités et les agriculteurs aient du mal à aller voter (justification de l’instauration d’un vote par correspondance, ndlr) est totalement absurde. »

Les institutions démocratiques tchèques sont-elles selon vous assez fortes pour résister à la tentation de l’autoritarisme ?

« J’espère que les institutions tchèques sont assez fortes pour résister aux tentations autoritaires. Mais il est clair que dans une situation d’urgence, ces tentatives augmentent et sont d’autant plus séduisantes. »