Fabrice Martin-Plichta : « Radio Prague avant 1989, c’était une langue de bois abominable »
Fabrice Martin-Plichta, bonjour, vous êtes le correspondant du quotidien Le Monde en République tchèque et en Slovaquie. Avant cela, vous avez commencé à la fin des années 1980 votre carrière de journaliste dans ce qui était alors encore la Tchécoslovaquie au sein de la rédaction française de Radio Prague. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
« Cela me rappelle de nombreux souvenirs. Cet entretien diffusé juste avant avec Pavla Jazairiová m’a marqué. Elle a vécu 1968 ; moi j’ai vécu 1989. Elle a connu la normalisation ; moi j’ai connu la révolution et la libération de Radio Prague comme de tous les autres médias quand on a enfin on a pu parler librement et faire des vrais reportages. »
Quel souvenir concret gardez-vous de cette époque ?
« Le plus beau souvenir c’est le jour de la grève générale, le 27 novembre 1989. Tous les membres de la rédaction avaient participé. On avait fait une chaîne humaine entre la radio et la place Venceslas, en chantant des chants folkloriques aimés par le président Masaryk et très mal vus sous le communisme. Nous avions fait un très beau reportage et j’en garde un très bon souvenir. »
Comment en êtes-vous venu à travailler à Radio Prague ? Et avant cela comment êtes-vous arrivé en Tchécoslovaquie dans les années 80 ? Ce n’était quand même pas banal comme destination à l’époque pour le jeune étudiant français que vous étiez ?
« Ce n’était pas banal mais c’était un intérêt général pour la région, pour ces peuples slaves, pour leur survie sous le communisme. Cette région m’a longtemps intéressé, j’ai eu l’occasion de correspondre avec une jeune Tchèque qui apprenait le français. Je lui ai rendu visite, ça m’a beaucoup plu et j’ai commencé à apprendre le tchèque. Au fur et à mesure de mes passages à l’université d’été à Prague et ensuite comme étudiant de maîtrise, on m’a proposé de faire des piges pour Radio Prague, de lire un certain nombre de reportages et de faire quelques traductions. C’est comme ça que cette relation est née. Deux ans plus tard quand j’ai décidé de m’installer dans le pays à l’été 1989 c’est tout naturellement que j’ai demandé s’ils n’avaient pas besoin de moi. Après quelques difficultés, parce que tout le monde n’était pas d’accord – à la radio et à la police politique qui s’inquiétait de cet intérêt -, on m’a embauché et cela m’a permis de vivre des moments historiques. Je n’ai travaillé que six mois environ mais c’était de manière intensive et c’était une période passionnante. »Vous avez connu Radio Prague avant les grands changements politiques. Quelle impression vous avaient alors fait le fonctionnement et le contenu des émissions internationales de la radio tchèque version ancien régime ? Pour la majorité des journalistes habitués à ne pas pouvoir s’exprimer librement et publiquement sur l’actualité politique, ce changement brutal ne devait pas être évident…
« Non, mais c’était aussi une expérience très intéressante parce que j’ai pu vivre cette schizophrénie que vivaient quasiment les 15 millions de Tchécoslovaques : agir dans la journée d’une certaine manière et le soir ou à la maison penser autrement. A la radio, en effet, on traduisait ces informations qui venaient de la rédaction centrale qui étaient dans un jargon, une langue de bois abominable avec une idéologie déjà dépassée même en Union soviétique. C’était un retour en arrière ; le ton glacial des années 1950, abominable. Au fond du couloir des studios, il y avait le bureau de la censure qui vérifiait chaque ligne et chaque mot de ces informations ou interviews que nous diffusions. En même temps je me rappelle que le soir, quand on était de service, ou même à la maison, on écoutait Radio Free Europe ou Voice of America. C’était un moment passionnant où on suivait d’un côté qui avait signé la fameuse pétiton Nekolik vet (Quelques phrases), l’évolution de la répression ou de ces grands rassemblements culturels à Wroclaw qui était un des grands événements de l’automne 1989 qui a précédé la révolution, où pour la première fois les gens de la culture grise tchèque ont pu rencontrer la dissidence et l’exil en Pologne. Des choses très intéressantes, mais dont on ne pouvait pas parler : c’était cette schizophrénie, une expérience très particulière mais enrichissante en même temps. »
1989 et le début des années 1990 marquent d’abord la fin du totalitarisme dans les pays satellites de l’Union soviétique, et donc en Tchécoslovaquie, ce sont aussi les premières années de transformation. On suppose qu’il s’agit pour vous en tant que journaliste d’une période particulièrement riche et intense de votre carrière…
« Oui tout à fait. Je suis parti assez vite de Radio Prague parce qu’il s’est trouvé qu’une place se libérait à l’Agence France Presse. J’ai commencé là bas et un an plus tard j’ai commencé à écrire pour Le Monde comme correspondant ici. Cela a été des années très intenses et passionnantes pour tout journaliste de pouvoir expliquer à nos lecteurs ce qui se passait, comment la société changeait, s’ouvrait brutalement, avec aussi ses travers et autres problèmes qui ont débouché sur la séparation de la Tchécoslovaquie. Avec aussi toutes ces réformes économiques, ces tentatives de privatisation plus ou moins réussies avec la méthode des coupons, etc. Tout ça était vraiment passionnant à décrire. »
S’il n’y avait pas eu les changements qu’il y a eu en 1989, seriez-vous quand même resté à Prague et auriez-vous pu continuer à travailler à Radio Prague ? Vous travaillez essentiellement pour la presse. N’avez-vous jamais regretté la radio et sa magie ?
« Je ne serais sûrement pas resté indéfiniment dans le système communiste tel qu’il existait, c’était invivable. Mais disons que je suis venu avec la ferme conviction que le régime communiste ne tiendrait plus indéfiniment. »
« C’est vrai que la radio a sa magie, surtout qu’aujourd’hui techniquement beaucoup de choses ont changé et évolué. Je suis passé à l’écrit, je ne le regrette pas, mais si l’occasion se présentait pourquoi ne pas refaire un peu de radio ? »