« Tout ce qu'il disait valait le coup d'être traduit »

Václav Havel et Zuzana Tomanová, photo: www.sciences-po.fr

Deuxième partie aujourd’hui de l’entretien enregistré avec Zuzana Tomanová. Après une passe difficile dans sa carrière d’interprète pendant la normalisation, Zuzana Tomanová devient, quelques mois après la révolution de velours, l’interprète du nouveau président Václav Havel pour le français. Elle nous a d’abord raconté comment elle en était arrivée là :

Václav Havel et Zuzana Tomanová,  photo: www.sciences-po.fr
« Au départ, j’ai été envoyée par une agence pour une première mission. Il a été content de mes services et m’a gardée. Il a eu confiance en moi. »

Vous semblez ne pas le regretter. Vous m’avez dit hors micro que c’était une des glorieuses périodes de votre vie professionnelle…

« Oui, je garde un souvenir ému et reconnaissant de cette période glorieuse, héroïque même, je dirais. Parce que c’est quelqu’un de formidable qui a toujours tenu une ligne en faveur du pays. Il a fait énormément de choses pour le bien de mon pays et je ne peux qu’avoir du respect pour lui. Et tout ce qu’il disait valait le coup d’être traduit ! »

Dans un documentaire que j’ai vu récemment, on voit les premières visites de politiciens, notamment français, au début des années 1990. On vous voit dans ce documentaire en train de traduire. Il y a entre autres la jeune Ségolène Royal, qui essaye de faire quelques envolées lyriques et emploie un langage un peu plus littéraire, peut-être parce qu’elle rencontre le ‘président-dramaturge’. Ça a dû être presque cocasse parfois, les choses à traduire à Václav Havel ?

« C’est vrai (rires) ! Ce que je peux peut-être dire, c’est que chaque fois qu’il donnait une interview et que je devais la traduire, les questions se répétaient - tous les journalistes voulaient savoir la même chose : il me disait ‘Madame Tomanová, vous pouvez le dire à ma place, vous le savez mieux que moi maintenant ! »

Avez-vous des souvenirs qui sont meilleurs que d’autres?

« Evidemment, mais on n’a pas le droit de les raconter… »

… Parce que ce sont des secrets d’Etat pour certains ! Comment ça se passe d’ailleurs quand on est interprète officielle ? On a l’interdiction formelle de publier quoi que ce soit ?

« C’est tacite. Maintenant il y a l’autorisation du NBU (Office de la Sécurité nationale). Avant, il y avait une éthique du métier qui voulait qu’on ne rapporte jamais le contenu de ce que l’on a traduit. Une interprète qui rapporte ses mémoires est une mauvaise interprète. On ne le fait pas. Quand on enfreint cette loi, il ne faut pas s’étonner de ne plus être sollicitée. »

Une seule petite anecdote quand même, sur les relations tchéco-slovaques à la fin des années 1990…

Václav Havel et Vladimír Mečiar
« Un journaliste est venu l’interviewer en français et lui a posé une question sur Vladimír Mečiar, à l’époque Premier ministre slovaque. M. Havel a répondu en tchèque que M. Mečiar souffrait de ‘stihomam’. ‘Stihomam’ est un terme tchèque, ni latin ni technique, pour définir la manie de la persécution. J’ai traduit par ‘parano’ en français. J’ai voulu bien faire et je crois que cela correspond exactement. Mais le journaliste l’a interprété comme ‘paranoïaque’ – le terme de médecine - et cela a provoqué un scandale international, la Slovaquie a protesté ! Mais je dois dire que M. Havel ne me l’a jamais reproché. Beaucoup d’autres hommes politiques tchèques auraient dit que cela avait été mal traduit. M. Havel, jamais. »

On a parfois l’image dans les médias d’un Václav Havel timide, presque un peu gauche. Mais on sent parfois aussi que ce n’est pas tout à fait de la vraie timidité…

« Non, il peut être charmant et plein d’esprit. J’apprécie énormément son esprit. »

Est-ce qu’on rigolait bien à l’époque au Château ?

Václav Havel,  photo: Oldřich Škácha
« Oui, oui ! C’était une excellente ambiance. Tout le monde l’aimait, il était entouré de personnes qui l’avaient choisi, tout baignait. Une excellente ambiance, allègre. »

Vous avez été pendant l’ère Havel, mais aussi après, au cœur des relations franco-tchèques. Je sais que vous ne pouvez révéler de secrets d’Etat, mais pouvez-vous nous dire si, selon vous, Français et Tchèques se comprennent ?

« Je crois qu’ils se comprennent très bien. Il y a des atomes crochus entre les Français et les Tchèques, parce qu’on a le même sens de l’humour je dirais. Mais j’ai l’impression que ces derniers temps, c’est moins florissant qu’il y a une dizaine d’années… »

On a quand même un peu l’impression quand on écoute ce que les Tchèques disent à Prague que les Français se comportent de manière arrogante. Est-ce un cliché ?

« Pas tout à fait, non. Les Français peuvent être très arrogants. Mais pas tous ! Il y a des personnes arrogantes parmi les Tchèques aussi. Mais je crois que les Français ont un petit peu la fibre coloniale, avec un petit peu de cette condescendance à l’égard de nous autres, citoyens de deuxième catégorie qui avons vécu pendant si longtemps sous le joug communiste… Ça, je l’ai ressenti moi-même. »

Est-ce que l’évolution de votre métier ces dernières années vous semble aller dans le bon sens ?

« J’appellerais ça ‘le crépuscule du métier’. On s’approche de la fin du métier parce qu’il ne restera que quelques organisations internationales qui recruteront des interprètes. L’anglais risque de devenir la Lingua franca de l’Europe ; le mauvais anglais, celui qu’on baragouine. Si j’étais jeune aujourd’hui, je ne choisirais pas ce métier. Aussi parce qu’interpréter les idées des autres et ne pas dire ce qu’on pense est un peu frustrant. »

Vous feriez quoi aujourd’hui ?

« Criminaliste, pédiatre ou paysagiste… »