Dissidents, les artisans de la liberté
Au cœur de ce programme spécial, il y aura un film documentaire de Ruth Zylberman sur les mouvements de la dissidence en Europe centrale. Vous entendrez la réalisatrice ainsi qu’un des personnages de son film, Petr Uhl.
Les propos de Dana Němcová, prononcés dans une série de documentaires réalisés par la Télévision tchèque, il y a trois ans, à l’occasion du trentième anniversaire de la Charte 77, ce fameux appel au respect des droits de l’homme lancé aux autorités communistes. Née en 1934, interdite pendant quatorze ans d’exercer son métier de psychologue, épouse du philosophe Jiří Němec et mère de sept enfants, Dana Němcová a été une des grandes figures du mouvement dissident dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Un mouvement dissident qui a inspiré la réalisatrice française Ruth Zylberman à tourner, il y a un an, un remarquable film documentaire sur les mouvements d’opposition contre le régime totalitaire en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Hongrie.
« Ce qui me paraissait intéressant dans le film, c’est la circulation clandestine de la pensée qui unissait souterrainement ces pays. J’étais consciente que chaque pays avait sa singularité politique : par exemple la Pologne est un pays extrêmement catholique contrairement à la Tchécoslovaquie de l’époque. En même temps, j’avais le sentiment très fort qu’il y avait un mouvement historique commun. Ce qui arrivait en 1956 à Budapest avait évidemment des répercussions en Pologne et en Tchécoslovaquie, le Printemps de Prague avait, bien entendu, des répercussions sur ce qui se passait en Pologne. Finalement, tout cela constituait une sorte de mouvement historique intériorisé. Ce mouvement lourd de l’histoire, on pouvait le penser de façon globale. C’est ce que j’ai essayé de restituer dans le film : ce mouvement à la fois intellectuel et affectif et, en même temps, quelque chose d’assez simple qui unissait ces personnes (et cela me frappait quand je les rencontrais) : la volonté d’être libres comme on respire. »« Quelques mois avant la chute du Mur de Berlin, une clairière au fond des bois, à la frontière de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Une rencontre clandestine qui rassemble des opposants tchécoslovaques et polonais en lutte contre le régime communiste au pouvoir dans leurs pays. Ils se retrouvent malgré les frontières étroitement surveillées, malgré les polices secrètes qui veillent. Ces conspirateurs de la démocratie, on les appelait dissidents… »
C’est par ces propos, par les images tournées et par une photo prise lors de cette rencontre clandestine, dans les Monts des Géants, que commence le documentaire de Ruth Zylberman intitulé « Dissidents. Les artisans de la liberté ».Dans le film apparaît, côté tchèque et slovaque, Petr Uhl, son épouse Anna Šabatová et son beau-père Jaroslav Sabata, les trois étant très actifs au sein du mouvement de la Charte 77. Petr Uhl, 69 ans, a passé au total neuf ans dans les prisons communistes. Après la chute du régime, il a continué à s’engager dans la vie politique et publique. Par ailleurs, Petr Uhl s’oppose à l’utilisation du mot « dissident ». Il explique pourquoi :
« Le mot ‘dissident’ était utilisé par les autorités officielles, à savoir la police secrète, comme une injure, pour nous discréditer. Nous, les militants indépendants, nous n’utilisions jamais ce mot. »Petr Uhl et Anna Šabatová ont assisté, aux côtés de Václav Havel ou du prêtre Václav Malý, à la rencontre des opposants tchèques et polonais dans les Monts des Géants. Comment ces rencontres secrètes étaient-elles organisées ? Petr Uhl :
« La bureaucratie soviétique, qui était aussi celle de Prague, de Varsovie et de Budapest, a tout fait pour nous diviser, pour que le mouvement de protestation ne soit pas harmonisé et coordonné. Par exemple, les représentants de l’opposition polonaise, tchécoslovaque et hongroise pouvaient plus facilement voyager à l’Ouest que dans les pays voisins. Nous avons alors organisé des rencontres à proximité des frontières, à la montagne… Nous avions des ‘envoyés spéciaux’, des personnes qui avaient leur passeport et pouvaient voyager. Nous avons vraiment fait le maximum pour coordonner nos activités. »
Techniquement, comment cela se passait-il ? Comment arriviez-vous à communiquer entre vous, à vous rencontrer ? Il n’y avait pas d’Internet, d’e-mail, de portables, vous étiez suivis en permanence par la police…
«La communication était bien plus difficile qu’aujourd’hui, évidemment. Il fallait envoyer quelqu'un en Pologne. Nous étions en contact avec des Polonais qui vivaient à Prague et qui pouvaient aller en Pologne. Ils rencontraient ensuite nos amis, souvent, c’était à Wroclaw, qui est une grande ville en Silésie. Ils fixaient ensemble des dates, des lieux… Nos amis polonais connaissaient aussi des guides de montagne à qui ils faisaient appel lorsque nous nous rencontrions dans les Monts des Géants. »
« Je me souviens d’un détail : un jour, la police me transportait en prison (en général pour deux jours, cela arrivait deux ou trois fois par an). Nous traversions en voiture un pont à Prague qui s’appelait à l’époque le Pont Klement Gottwald (premier président de la Tchécoslovaquie communiste ndlr). Du coup, j’ai vu une grande publicité de Xerox ou de Toshiba, je ne me souviens plus exactement. J’ai dit aux flics : ‘vous voyez, ce progrès, ce sera la fin de votre pouvoir. Nous n’y sommes pour rien.’ Et c’était un an avant la révolution de 1989. A l’époque, nous avions déjà des télécopieuses. J’avais une adresse à la poste centrale de Prague et j’y allais télécopier nos textes. Le facteur qui apportait normalement les télégrammes venait chez moi, dans mon appartement, une ou deux fois par jour, et m’apportait des textes télécopiés venus de Vilnius, de Varsovie, de Budapest, de Berlin… Six mois avant la révolution de velours, nous avions déjà les premiers ordinateurs ! C’était des ordinateurs Amstrad et ils nous avaient été envoyés par nos amis français. »Peut-on distinguer les différences entre les mouvements d’opposition anti-communiste dans les trois pays en question ? Ruth Zylberman :
« Déjà, il y a une distinction numérique. Ce qui est flagrant, c’est qu’en Pologne, il y a eu une vraie création d’une Pologne parallèle, ce qui n’a jamais été le cas ni en Hongrie ni en Tchécoslovaquie, où on a reproché à la dissidence d’être un ghetto intellectuel de 200 personnes. C’est sûr qu’elle n’a jamais été en lien avec la société civile comme cela a pu être en Pologne. »Pour les dissidents tchécoslovaques, la Pologne a fait, en quelque sorte, figure d’exemple. Petr Uhl, qui est resté en contact avec ses amis polonais, hongrois et aussi allemands de l’époque, raconte :
« En Pologne, il y a eu une forte tradition de la lutte pour la liberté, pour l’indépendance nationale. Mais surtout, les Polonais avaient une autre manière d’organiser leurs protestations : je pense par exemple à l’enseignement parallèle, qui n’était pas un enseignement d’Etat. L’université parallèle, c’était une invention polonaise ! Ce mouvement de contestation était cultivé notamment sous l’occupation nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les Polonais étaient nos maîtres, nous instituteurs ! Nous nous sommes souvent interrogés sur la possibilité d’appliquer cette ‘méthode polonaise’, à savoir les grèves, les tracts etc. chez nous, en Tchécoslovaquie. »Quelle était la place des Slovaques dans ce mouvement d’opposition contre le régime d’alors ?
« Les Slovaques étaient moins actifs dans le mouvement de la Charte 77, ils l’ont d’ailleurs rejoint un peu plus tard. Ils étaient engagés notamment dans les domaines de la liberté religieuse, de la culture indépendante, ainsi que dans la protection de l’environnement. »
Petr Uhl a été emprisonné à deux reprises par les autorités totalitaires : de 1969 à 1973 et de 1979 à 1984. Dans le documentaire de Ruth Zylberman, il évoque cette expérience, ainsi que ses retours difficiles de la prison… On l’écoute :« Le retour en 1973 a été particulièrement difficile pour moi, car c’était l’époque de la ‘normalisation’. C’était une situation désespérée : la société s’est embourgeoisée, nous vivions dans l’isolement, dans une privatisation des intérêts. Mais peu à peu s’est créée, à Prague et ailleurs, une ambiance militante, combative, une ambiance dans laquelle nous avons fondé, en 1976, la Charte 77. Lorsque j’étais emprisonné pour la seconde fois, j’ai quitté la prison en 1984 et la situation a été très différente : le mouvement de la Charte 77 était plus fort, il y avait moins de répressions, mais surtout, il y avait beaucoup d’autres initiatives sur le plan culturel, politique, environnemental, religieux... tout ce que vous voulez ! Donc psychologiquement, ce deuxième retour de la prison n’était pas tellement difficile. Pour moi, le problème s’était posé dix ans avant. »
Retour, avec la réalisatrice Ruth Zylberman, sur la dernière scène de son film « Dissidents. Les artisans de la liberté », une scène qui se passe en Pologne mais décrit une certaine ambiance post-communiste, commune, peut-être, à tous les pays de l’ancien bloc soviétique.
« On accompagnait Zbygniev Bujak qui était une figure extrêmement importante de Solidarité, il a été son leader dans la clandestinité. Il a été, au départ, un ouvrier de l’usine Ursus. Il est revenu, avec nous, sur cette usine qui est aujourd’hui à moitié privatisée. Dans la scène en question, on se fait virer de cette usine par un gardien qui, en même temps, reconnaît Bujak et lui dit : ‘merci pour tout ce que vous avez fait pour nous, mais je suis obligé de le faire, partez.’ On tournant, on était un peu sous le choc, Bujak était sous le choc aussi… Cette scène, elle me dit plein de choses : d’abord, il y a ce type qui dit, comme pendant quarante ans, ‘excusez-moi, je ne peux pas faire autrement’, alors qu’il aurait très bien pu faire autrement… C’est une posture qui m’amusait finalement, parce qu’elle était comme l’écho de ce qui s’était passé auparavant. C’est vrai qu’il y a une forme d’amertume et de tristesse. Et en même temps, cette scène a pour moi une ouverture : en effet, on ne se souvient pas des héros, les héros passent, on les jette. Mais ce n’est pas grave, on continue. Cette scène, elle est à l’image de ce film : les gens n’ont pas fait cela pour être plus tard héroïfiés ou déifiés ou que sais-je. Dans ce moment-là, ils ont fait ce qu’ils avaient à faire et maintenant, c’est à nous de continuer. »