Egon Erwin Kisch, reporter enragé
On peut se demander si Egon Erwin Kisch était un écrivain ou un journaliste, mais en lisant ses reportages on se rend vite compte qu’une telle question est inutile car ce journaliste passionné était en même temps un écrivain de talent. S’il y a donc quelque chose qui le distingue des autres journalistes, c’est sa passion des événements, sa volonté de venir à bout de chaque situation, de la comprendre et d’en donner, par l’intermédiaire de la presse, une information vivante, évocatrice, presque palpable. Voici la reprise d’une émissio0n que nous avons consacrée à Egon Erwin Kisch en mars 2008.
Dans sa préface pour le recueil des reportages d’Egon Erwin Kisch « Les Sept ghettos » le philosophe et essayiste Jean-Michel Palmier a écrit : « Sous la République de Weimar - marquée par l’extension de la presse et des médias - Kisch fut l’un des premiers à comprendre leur pouvoir. Et c’est pour cette parcelle de vérité que pouvait produire sa machine à écrire ou son stylo, que cet homme - véritable mythe vivant - fut toujours prêt à risquer sa vie en parcourant les continents, »
Kisch a formulé ses pensées sur le reportage dans un article publié en 1929 dans la revue Cin-Acte en choquant en même temps les lecteurs par sa théorie sur la disparition du roman :
« Qu’est ce que je pense du reportage ? Je crois que c’est la nourriture littéraire de l’avenir. Je parle bien sûr du reportage de qualité. Le roman n’a pas d’avenir. Il n’y aura plus de romans, il n’y aura plus de livres de fiction. Le roman est la littérature du siècle dernier. Chaque roman écrit il y a trente ou quarante ans est illisible. Les romanciers si populaires jadis dans la littérature allemande sont tellement oubliés que la jeunesse d’aujourd’hui ne connaît même pas leurs noms. Qu’est ce qu’il nous reste de la littérature française du siècle dernier ? Presque rien d’autre que Balzac et Zola. Et pourquoi justement eux ? C’est qu’ils ont décrit leur siècle comme s’ils étaient des reporters et ont utilisé dans leurs romans la technique du reportage. (…) Le reportage est un problème d’actualité. Je crois qu’un jour les gens ne liront rien d’autre que la vérité sur le monde. Le roman psychologique ? Non. Le reportage. L’avenir est au reportage véridique, réaliste et généreux. »
Heureusement, l’avenir n’a pas donné raison à cette vision catastrophique pour tous les amateurs du roman, mais il est vrai que le roman n’est pas sorti indemne de sa confrontation avec le reportage et que beaucoup de romanciers modernes utilisent la forme du reportage pour rendre leur style plus vivant, plus proche de la réalité.
La vie d’Egon Erwin Kisch a été digne de son originalité et de son énergie. « Cette vie, on aimerait la raconter à sa manière, avec son style, car elle pourrait prendre place dans l’un de ses feuillerons les plus échevelés », dira Jean-Michel Palmier. Kisch est né à Prague le 29 avril 1885 dans la famille d’un commerçant juif qui vendait des tissus. Le jeune Egon veut d’abord devenir ingénieur et s’inscrit à l’Ecole polytechnique de Prague, mais l’attrait du journalisme est beaucoup plus fort. Il abandonne donc Polytechnique pour les cafés, les cercles littéraires et la rue. Parmi ses amis et connaissances de ce temps-là il y a Franz Kafka, Max Brod, Franz Werfel mais aussi, par exemple, Jaroslav Hašek, le futur auteur du Brave soldat Chweik. Kisch collabore avec le journal Prager Tagblatt et s’occupe surtout des affaires criminelles et de la vie nocturne. Il devient célèbre en 1913, après le suicide d’Alfred Redl, lorsqu’il révèle au public l’affaire de cet officier homosexuel de l’armée austro-hongroise accusé d’espionnage.
Après la Première Guerre mondiale, Kisch adhère à plusieurs mouvements communistes à commencer par le Parti communiste autrichien et finit par se faire expulser d’Autriche. Le rythme de son existence ne se ralentit pas et sa vie nomade s’étend dans le monde entier. La Tchécoslovaquie, la France, l’Allemagne, le Danemark, la Suisse, l’Union soviétique, les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l’Australie – telles sont les principales escales de ce voyage permanent que devient sa carrière journalistique. Il exhorte les intellectuels à venir en aide à la Russie souffrant de la famine, publie une série de reportages sur le nouvel Etat communiste et donne à ses articles une forte dimension sociale. De 1928 à 1929, Kisch séjourne en Amérique, se rend à New York, à Chicago, en Californie et jette sur la réalité américaine un regard désabusé. En 1932, il part en Asie et tire de ce périple un livre pertinent sur la Chine. Après l’incendie du Reichstag, le nom de Kisch apparaît sur la liste des personnes indésirables en Allemagne. Considéré par la presse nazie comme un des douze auteurs les plus dangereux, il est accusé en Allemagne de haute trahison, incarcéré dans la prison de Spandau et finalement, grâce à une intervention du gouvernement tchécoslovaque, expulsé vers la Tchécoslovaquie. Et c’est le début de son combat contre le fascisme qui le même, entre autres en Australie. Lorsque la guerre éclate, Kisch se sauve à New York et puis au Mexique où il poursuit avec sa plume passionnée sa lutte contre les nazis. La guerre finie, il revient à Prague, devient député communiste et envisage d’écrire un livre sur la Tchécoslovaquie nouvelle, mais sa santé le trahit. Il meurt d’une crise cardiaque le 31 mars 1948, soit un mois après le coup de Prague et l’avènement d’un régime totalitaire.
Quelle aurait été sa vie sous le communisme ? Serait-il devenu aveugle comme tant d’autres intellectuels de gauche ? Aurait-il participé aux crimes de la période stalinienne ? C’est très improbable. Il semble beaucoup plus probable que Kisch soit mort juste à temps pour ne pas devenir la victime des procès organisés par un régime qui ne tolérerait aucun signe d’indépendance spirituelle, aucune provocation, qui n’hésitait pas à se salir, au lendemain de l’holocauste, par un antisémitisme répugnant. Dommage que le cœur du « reporter enragé » fatigué par la fumée d’innombrables cigarettes ait flanché si tôt, que Kisch soit mort comme le « reporter rouge » et que les communistes aient pu le considérer comme un des leurs. S’il était resté en vie, il leur aurait sans doute vite montré ses dents. Car tout au long de sa vie, il avait su dénicher, avec la fureur d’un chien de chasse, le mensonge sous toutes ses formes.