Prague la folle
Dans son dernier livre, "Prague la folle", l'écrivaine Lenka Reinerova revient une fois de plus à Prague, la ville où elle est née en 1916, de laquelle elle a été chassée en 1939 par la haine raciale et la guerre et où elle est revenue définitivement en 1948 après des années difficiles passées en France, au Maroc, au Mexique et en Yougoslavie. Cette fois-ci Lenka Reinerova, femme de lettres tchèque de langue allemande, se lance sur les traces qu'elle-même a laissées dans cette ville. Elle revisite des maisons et des quartiers liés à sa vie, découvre, et nous fait découvrir, une Prague où le passé joue à cache-cache avec le présent.
"A moi il me plaît ce que vous avez dit d'abord, Prague la folle, parce qu'il me paraît que c'est justement cela que j'ai senti en écrivant ce livre. Prague est une capitale, capitale d'un petit pays mais une capitale quand même. Cependant, la ville ne se comporte pas comme une capitale, c'est en tout cas ce qui me semble à moi. Elle est folle jusqu'à un certain degré et ce n'est pas seulement parce qu'il y avait Franz Kafka. Il y avait aussi d'autres écrivains, ceux de langue tchèque, ceux de langue allemande. Il y a un mélange de cultures dans cette ville. C'est une métropole, et en même temps c'est pour moi une ville assez intime."
Ce livre est un grand retour. Vous visitez les maisons, les quartiers et les villes où vous avez vécu. C'est une recherche du temps perdu. En visitant tous ces endroits liés avec votre vie, n'aviez-vous pas peur de réveiller des souvenirs parfois douloureux?
"Pas du tout. J'ai écrit ce livre pour une raison différente. J'aime Prague. Pendant une grande partie de ma vie, j'ai été obligée de vivre dans des pays que je n'avais pas choisis, mais à Prague je me sens chez moi. Et en même temps, il y a ici des choses qui sont un peu drôles, il me semble, et j'aime ces choses qui sont drôles."
Dans son livre Lenka Reinerova évoque, outre Prague, aussi deux autres villes, Belgrade et Marseille. C'est à Belgrade qu'elle a vécu avec son mari après son retour du Mexique au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Quant à Marseille, elle a connu cette ville pendant la guerre, dans une période extrêmement difficile de sa vie, où elle allait de prison en prison. Après la prison de la Roquette à Paris, c'était le camp d'internement pour les étrangères de Rieucros, dans le Massif central. Pourtant Lenka Reinerova garde de Marseille un très beau souvenir. Marseille restera pour elle la ville où elle a connu le bonheur...
"Quand on m'a donné finalement la permission de quitter pour cinq jours le camp de Rieucros et quand je suis arrivée à la gare de Marseille, je suis sortie de la gare sur une petite place. A ce moment-là, j'avais passé déjà près de six mois dans la prison de la Roquette à Paris et un an et demi dans le camp de Rieucros, donc ça faisait deux années de détention, et tout à coup je me suis retrouvée sur cette place de Marseille. Devant moi il y avait la ville, derrière la ville il y avait la mer, je me le rappelle très bien, j'ai eu le sentiment presque physique de liberté. C'était pour la première fois depuis longtemps. J'ai vu que le monde était ouvert et j'étais vraiment heureuse devant cette gare de Marseille qui n'a rien de remarquable."
Revenons encore à Prague et à votre livre. Vous constatez que Prague a beaucoup changé par rapport à la Prague de votre jeunesse. Est-ce que c'est encore cette ville-là ou une ville tout à fait différente?
"Ce changement est naturel. Prague a eu la grande chance de ne pas être bombardée pendant la dernière guerre. Donc il y a ici une certaine continuité. En même temps nous vivons dans une époque tout à fait différente. Mais puisque tout est encore là, puisqu'on peut se rappeler dans la rue : C'est là où j'étais, c'est là où s'est passé ceci ou cela, Prague est donc la même et Prague est différente. Et cela aussi a un charme spécial."
Y avait-il dans cette Prague de votre jeunesse quelque chose qui n'existe plus et qui vous manque vraiment?
"Ce sont surtout des gens qui me manquent. Mais c'est normal. Ce qui n'est pas tout à fait normal, c'est le fait que je sois toujours là. Je suis née au commencement du siècle dernier. Evidemment en 2005 cela ne peut pas être comme dans les années 1930. Ce n'est pas possible."
Retournons donc la question. Y a-t-il à Prague de nos jours, des choses positives qui n'existaient pas dans votre jeunesse?
"Il y a beaucoup de choses qui n'existaient pas dans ma jeunesse et qui ne sont pas liées seulement avec Prague. La vie est maintenant beaucoup plus libre, plus ouverte. J'ai l'impression parfois qu'elle est même trop ouverte. L'esprit a changé, il est plus ouvert sur le monde, ce qui est très important et très bien naturellement."
Dans votre livre on trouve plusieurs dialogues imaginaires avec Egon Erwin Kisch, célèbre journaliste disparu depuis longtemps, qui était votre grand ami. Comment trouverait-il Prague aujourd'hui, après tous ces changements? Est-ce qu'il se plairait à Prague?
"J'en suis sûre, il aurait probablement le même sentiment que moi, il se sentirait chez lui. Mais j'ai dans mon livre un autre partenaire, un personnage qui existe et n'existe pas. C'est l'esprit de Prague. Je me suis permis un peu de fantaisie et ce n'est pas par hasard, parce que je le sens dans cette ville. Comme Prague est maintenant un centre du tourisme international, on me demande souvent : "Qu'est-ce que c'est, cette magie de Prague qu'on sent ici ? " C'est difficile à dire. C'est quelque chose qui existe dans cette ville et qu'on peut sentir ou on ne le sent pas. Moi, je le sens. "