Egon Erwin Kisch, un chroniqueur du monde et du demi-monde
« Je suis natif de Prague, je suis juif, je suis communiste et je suis né dans une bonne famille. Et quelque chose de tout cela m’a toujours aidé. » C’est ainsi que résumait en quelques mots l’ensemble de sa vie Egon Erwin Kisch (1885-1948). Journaliste célèbre, il était aussi un écrivain remarquable. Son don d’observation exceptionnel en a fait un témoin pertinent de son temps. Les œuvres choisies de ce journaliste-écrivain ont été récemment publiées dans un livre sorti aux éditions Academia sous le titre Říkají mi Tonka Šibenice – On m’appelle Tonka-la-potence.
Entre réalisme et idéologie
Il y a deux images de la personnalité d’Egon Erwin Kisch. Celle diffusée par les idéologues communistes qui soulignaient l’orientation politique du journaliste et mettaient en exergue ses œuvres dans lesquelles cette orientation se reflétait avec la plus grande intensité. Et aussi celle d’un Kisch qui jette sur le monde un regard réaliste, désabusé, amusé et dépouillé de toute idéologie. Le directeur du Musée juif de Prague Leo Pavlát constate :
« Le régime communiste a usurpé Egon Erwin Kisch. Il est vrai que depuis sa jeunesse, Kisch était orienté à gauche et à la différence de ses nombreux contemporains il n’a pas voulu ou su comment refléter dans son œuvre les traits négatifs des pratiques communistes. »
Un amoureux de Prague
Radim Kopáč, éditeur des œuvres choisies d’Egon Erwin Kisch parues aux éditions Academia, se propose cependant de présenter une autre facette de celui qui se caractérisait comme « der rasende Reporter - le reporter enragé ». L’éditeur signale dans la préface du livre que son intention était de présenter le Kisch des années 1910 et du début des années 1920, un écrivain qui était alors « plus proche de l’anarchisme et de la vie de bohème que du bolchévisme pernicieux et fanatique, qui ne voyait pas de ligne de séparation entre le journalisme et la littérature et qui avait surtout un cœur pragois. » En effet à cette époque, Prague, la vie de la société pragoise et aussi les bas-fonds de la ville sont les sources principales de l’inspiration du jeune écrivain. Viera Glosíková de l’université Charles de Prague constate que sa ville natale était pour Kisch un lieu hautement privilégié :
« Prague était pour lui non seulement sa patrie, sa ville aimée, mais aussi un site auquel il comparait pratiquement tout dans le monde, peu importe qu’il ait été question de l’Australie, du Mexique etc., comme si Prague était l’endroit le plus important, et comme si Prague était une espèce de critère qui permettait de juger ce qui était bon, mauvais ou différent et de définir en quoi consistait cette différence. »
L’itinéraire d’un reporter furieux
Egon Erwin Kisch, le deuxième des cinq fils d’un riche commerçant pragois, est né en 1885. Il étudie d’abord la polytechnique, ensuite la philosophie et la germanistique à la faculté des lettres et finalement le journalisme, mais sans terminer ses études. Tout cela lui sera cependant très utile pour son métier de journaliste. Bientôt il commence à collaborer avec plusieurs journaux et il devient un des meilleurs connaisseurs du milieu pragois. C’est un habitué des salles de tribunaux qui trouve les sujets de ses reportages souvent en marge de la société parmi les délinquants et les prostituées. Il révèle ce que la bonne société ignore ou ne veut pas voir. Ses reportages ont non seulement le goût de la sensation, mais ils se distinguent aussi par des qualités littéraires indéniables. Selon Viera Glosíková, c’était un journaliste très consciencieux :
« Il était très perfectionniste en ce qui concernait la langue et l’usage des moyens littéraires. Il aimait voyager. Il dévoilait les réalités politiques et sociales dans le monde à travers le vécu des personnages individuels et cela r
Le chroniqueur du monde et du demi-monde
Le monde et le demi-monde pragois surgissent au lecteur des textes écrits par Egon Erwin Kisch dans les premières décennies du XXe siècle. Il réussit à évoquer avec un réalisme convaincant et un humour corrosif les clients de brasseries, de cabarets et de maisons closes, toute cette population bizarre et sournoise qui anime la vie nocturne de la capitale. Parmi les sujets qu’il traite, il y a des affaires criminelles mais aussi des faits divers et la vie quotidienne. Ces héros sont donc des gens simples vivant souvent en marge de la société mais aussi des policiers, des détectives, des étudiants, des écrivains et des journalistes. Une sélection de reportages, de feuilletons, de contes, de pièces de théâtre et de poèmes de cette période est présenté par l’éditeur Radim Kopáč dans le livre publié par la maison Academia.
Les aventures de Tonka-la-potence
Une partie importante de ce recueil est réservée à trois versions différentes d’un conte intitulé L’Assomption de Tonka-la-potence. Il s’agit de l’histoire d’une prostituée qui a eu le malheur d’accepter une proposition de la police. On lui propose de passer la dernière nuit avec un assassin condamné à mort. Elle remplit donc le dernier vœu d’un condamné et ne sait pas que cette décision quasi héroïque lui compliquera terriblement la vie. L’histoire de Tonka-la-potence, un surnom qu’on lui attribue dans le milieu de la prostitution, est un texte plein d’humour noir et d’ironie qui jette une lumière crue sur la morale hypocrite de la société bien-pensante.
La carrière d’un grand reporter cosmopolite
En 1922, Egon Erwin Kisch quitte Prague et s’installe à Berlin et c’est ainsi que commence sa grande carrière internationale. Journaliste globe-trotter, il entreprend de nombreux voyages à travers le monde. Viera Glosíková rappelle que ce grand professionnel du journalisme se préparait soigneusement à tous ses voyages :
« Quand il se rendait en Australie, en Russie, en Amérique ou ailleurs, il s’y préparait minutieusement. Pendant des semaines et même pendant des mois, il faisait des recherches détaillées, des recherches historiques, socio-culturelles, et autres. Et il cherchait à nouer des contacts avec des ressortissants de ces pays pour compléter ou vérifier les connaissances acquises par ses recherches. »
L’exil et le retour en Tchécoslovaquie
Chassé d’Allemagne par le régime nazi en 1933, Kisch se réinstalle à Prague et poursuit sa carrière journalistique. Il est très populaire mais on lui reproche que certains de ses reportages et notamment ceux sur l’Union soviétique montrent le régime communiste sous un jour trop favorable et manquent d’objectivité. Pour échapper à l’holocauste, il est finalement obligé de s’exiler d’abord aux Etats-Unis puis au Mexique où il vit jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Viera Glosíková évoque son retour en Tchécoslovaquie en 1946, donc à l’époque où le pays libéré de la terreur nazie glissait déjà vers un nouveau régime totalitaire :
« Il se déclarait très heureux d’être de nouveau à Prague mais il disai qu’il voyait malheureusement au coin de chaque rue, dans chaque maison, dans chaque fenêtre les visages des morts, les visages de ses parents et de ses amis disparus ... »
L’homme de gauche
Pendant presque toute sa vie Egon Erwin Kisch a été un homme de gauche. Il adhère successivement à trois partis communistes - en Autriche, en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Ses opinions politiques ne manquent donc pas de consistance, mais ne peuvent excuser une certaine idéalisation des régimes communistes qu’il propose dans ses reportages. Leo Pavlát évoque la fin de sa vie :
« Il n’a jamais été apparatchik mais il est d’autant plus triste de constater qu’il a accepté en février 1948 d’être élu chef de la présidence de la communauté juive de Prague dont les membres avaient été choisis par les communistes. Quelques jours plus tard, il est mort à Prague et nous ne saurons donc jamais quel aurait été son sort sous le régime communiste. Les personnalités cosmopolites, indomptables et de surcroît, juives comme lui, ont souvent mal fini. »
Egon Erwin Kisch face à la postérité
Aujourd’hui nous considérons Egon Erwin Kisch comme l’auteur d’une œuvre aux qualités inégales. Ceux qui le prennent pour un précurseur du journalisme d’investigation, oublient qu’il enrichissait souvent ses reportages d’éléments de fiction pour les rendre plus efficaces, plus poignants, plus amusants et donc plus littéraires. Son œuvre est le résultat d’une dispute permanente entre le journaliste et l’écrivain qui coexistaient bon gré mal gré en son for intérieur. Le livre de ses œuvres choisies et publiées par Academia démontre que ce sont justement les textes dans lesquels l’écrivain prend le dessus sur le journaliste, qui restent les plus convaincants et les plus vivants.