Didier Daeninckx ou le polar comme lieu de résistance de la fiction

Didier Daeninckx

Dans le cadre du festival français Bonjour Brno qui se déroule dans la capitale morave jusqu’au 27 avril, l’écrivain français Didier Daeninckx était de passage en République tchèque. Grande figure du roman policier français, écrivain d’engagement, il a publié en 1994 un roman intitulé Un château en Bohême. Cet ouvrage met en scène un journaliste, François Nováček, qui découvre le pays de son père après la révolution de velours lors d’une enquête. Dans la première partie de cette rencontre Didier Daeninckx nous a raconté comment c’est un voyage surréaliste en Tchécoslovaquie, en février 1989, qui l’a inspiré pour son roman. Rappel des faits : invité à participer à un congrès d’écrivains, il se rend à Prague alors qu’il vient d’apprendre l’arrestation et l’incarcération de Václav Havel. Avec quelques collègues, ils décident de protester publiquement. Plus tard, tous les écrivains étant rassemblés au château de Dobříš, hors de Prague, Daeninckx et quelques collègues continuent de jouer les trublions.

Didier Daeninckx
« La tension était à son paroxysme. Moi, je suis intervenu au bout de cinq jours une dernière fois, en disant ce que je pensais de l’attitude des gens qui étaient là. Avec un ami, Jean-François, on a commencé à visiter tout le château de Dobříš parce qu’une bonne partie du bâtiment nous était interdit. On a ouvert toutes les portes, et finalement on est tombés sur une salle où il y avait tout le système d’écoute du château. Là, on a vu trois personnes dans cette petite pièce. »

Cela signifie évidemment que vos chambres et tout le château étaient sur écoute...

« Oui, c’était tout le système d’écoute. Mais heureusement que j’étais avec mon ami, qu’on était deux, sinon j’ai l’impression que je n’arriverais pas à croire, aujourd’hui, que ça m’est vraiment arrivé. Dans la foulée, dans les heures qui ont suivi, un des organisateurs du congrès est venu me voir : on m’a dit de faire mes bagages, qu’un chauffeur m’emmenait à l’aéroport et qu’une place avait été réservée pour moi (rires). »

C’est très « gentil » de vous avoir tout réservé ainsi... Vous avez donc été ramené manu militari à l’aéroport et vous avez dû repartir...

« Ça s’est fait courtoisement, on ne m’a pas pris par le bras, on ne m’a pas forcé à monter. On m’a juste fait comprendre qu’il n’y avait pas d’autre solution, donc j’ai pris l’avion. Avant cela, on a essayé de faire en sorte que je me calme en me proposant des traductions en tchétchène, en kirghize, en roumain, en moldave... »

Comment corrompre un écrivain en lui proposant des traductions...

« Et on m’a même proposé que ces traductions ne soient pas payées en roubles non convertibles, mais qu’il était possible de s’arranger pour récupérer des diamants à l’ambassade à Paris. »

C’est surréaliste !

« On a proposé la même chose à Laura Grimaldi, des diamants payables à l’ambassade à Rome, ce qu’elle a refusé bien sûr. J’ai l’impression de parler d’un autre monde et j’ai toujours l’impression que c’est du roman, que ce n’est pas arrivé. Si ce n’était pas arrivé à d’autres personnes, j’ai l’impression que je ne me croirais pas moi-même. »

Ça vous a servi de matière à roman en tout cas. Le château de Dobříš, on le retrouve dans Un château de Bohême. Cette histoire de congrès d’écrivains, d’écoutes également. Ça a été publié cinq ans après, en 1994, ça a eu le temps de mûrir. Vous avez mis en exergue une citation de Václav Havel, tirée de son ouvrage Le théâtre et le pouvoir : « Le pouvoir est prisonnier de ses propres mensonges et c’est la raison pour laquelle il doit falsifier le passé, le présent et le futur ». Havel est quelqu’un que vous admirez, notamment par rapport à votre propre réflexion sur l’histoire et le mensonge...

Václav Havel
« Cette phrase-là aurait pu être écrite par George Orwell. On est dans les mêmes réflexions. J’avais lu Le théâtre et le pouvoir, La pétition, de nombreux textes de Václav Havel. Il y a une vraie stature : c’est quelqu’un qui sans effet, sans élever la voix, sans cri, agit uniquement par sa stature morale. Ce sont des choses qu’on retrouve très peu souvent. Par exemple en France, on a quelqu’un comme Robert Badinter, à l’origine de l’abolition de la peine de mort. Il a une autorité naturelle. C’est valable aussi pour Nelson Mandela, et c’est pareil, c’est quelqu’un dont on connaît surtout le sourire, et les chemises bariolées et son message incroyable. Qu’on soit d’accord ou pas avec leurs options politiques, ce sont des gens qui ne trichent pas avec leurs engagements. C’est curieux, quand je suis revenu à Prague pour écrire le livre, en 1993, pour me balader, prendre des notes, autant de choses que je n’avais pas pu faire en 1989, on voyait encore à cette époque le basculement. Le nouveau arrivait, l’ancien n’était pas encore tout à fait parti. C’était une période de transition. Je suis arrivé de Paris en voiture. Je me suis garé place Venceslas, et la première chose que j’ai voulu faire, c’est retourner à l’Union des écrivains pour voir ce qu’il en était. Et sur le trottoir j’ai vu un homme avec une femme blonde. Je me suis retourné, non pas sur la femme, mais parce que le visage de l’homme me disait quelque chose. Et quand je me suis retourné quelques mètres plus loin, lui aussi s’était retourné, et c’était Václav Havel. »

C’est incroyable comme histoire...

« En effet. J’étais depuis seulement une demi-heure à Prague. Et lui avait dû voir ma photo après le souk qu’il y avait eu. Mais je n’ai pas osé l’aborder. »

J’aimerais passer à un autre sujet. Vous avez été également à l’origine de la série de polars Le Poulpe, avec Jean-Bernard Pouy. On en a pas mal réentendu parler ces derniers temps avec une polémique qui a vu le jour : l’éditeur de La Baleine a en effet décidé de rééditer un livre de François Brigneau, co-fondateur du Front national, milicien pendant la Deuxième Guerre mondiale...

« Oui, il s’est embauché dans la milice nazie le 6 juin 1944, au moment du débarquement des Américains sur les côtes françaises. Il avait 25 ans. Il a rejoint la milice pour combattre les résistants. Il n’est jamais revenu là-dessus. Au contraire, il considère toujours aujourd’hui à l’âge de 90 ans que c’est un de ses principaux titres de gloire. Il a été un des fondateurs, avec Jean-Marie Le Pen, du Front National, mouvement d’extrême-droite. Il a écrit des romans policiers qui sont totalement médiocres. Et notre éditeur le publie dans la maison d’édition de La Baleine, créée justement pour combattre le Front National ! »

Et puis le personnage du Poulpe est un antifasciste, un libertaire, un anarchiste...

« Le nouveau patron est un type qui a racheté les éditions qui allaient à vau-l’eau. Ce repreneur publie dans une maison d’édition antifasciste un type qui écrit et qui milite à l’inverse. L’éditeur peut publier qui il veut, mais cette maison d’édition a une histoire donc il aurait dû être respectueux de celle-ci. En plus c’est un roman d’une médiocrité, d’un racisme absolus, c’est à vomir ! »

Comment expliquez-vous cette publication alors ?

Jean-Bernard Pouy,  photo: www.k-libre.fr
« C’est un éditeur assez bizarre. Il a racheté cette maison d’édition, et il a installé ses bureaux dans la cave, sans fenêtres. Il vit entouré de sa collection d’animaux empaillés et de flingues, de balles... C’est un type assez borderline... comme on dit en Auvergne ! »

C’est étrange en effet... Avec d’autres écrivains, vous avez donc demandé à ce qu’on retire vos livres du catalogue. Est-ce que c’est fait ?

« Ce n’est pas possible. Nous avons dit que nous ne voulions pas cohabiter avec ce monsieur, que nous voulions qu’on nous rende nos contrats pour publier ailleurs. En fin de compte, la loi française nous interdit cela. Si on veut retirer nos contrats, il faut dédommager l’éditeur, et si on veut republier le même roman pour lequel on l’a dédommagé, il faut lui présenter, à lui en priorité, pour savoir s’il veut le publier. On est chez Kafka ! Mais c’est la loi française. J’ignorais une partie du désastre que représente le statut de romancier en France. »

Alors qu’est-ce que ça veut dire ? Que le Poulpe a été dézingué par un facho ? Et que tout est fini ?

« Jean-Bernard Pouy qui a créé le personnage essaye de réfléchir à une stratégie pour récupérer le personnage et le faire publier ailleurs, mais le fait d’avoir publié le fondateur du Front National dans une maison d’édition créée pour combattre le Front National, ça signe la mort de l’aventure. »

Au niveau du roman policier, il y a évidemment les classiques : Simenon en France, Chandler aux Etats-Unis. Mais j’ai l’impression qu’en France il y a ces dernières années un véritable boom du polar en librairie. Il y a de grands espaces qui lui sont réservé. Comment expliquez-vous cet engouement pour le polar ? Est-ce qu’il a trouvé ses lettres de noblesse après avoir été négligé ?

« Je pense qu’il y a eu autre chose. Pendant trente ou quarante ans, les principales écoles littéraires se sont défiées de la fiction. Comme le nouveau roman, même si des écrivains comme Claude Simon travaillent le réel. Ça a été vrai pour des groupes comme Tel Quel avec Philippe Sollers et les autres. Là aussi il y avait une réflexion et un éloignement de la narration, de tout ce qui pouvait sembler débat politique à l’intérieur du roman. Et il y a un endroit de la littérature où ce désintérêt n’a jamais existé : c’est dans le roman noir, ce qu’on appelle communément le polar. Il y a toujours eu toute une série d’auteurs comme Jean-Christophe Manchette, Frédéric Fajardie, et ensuite, ça s’est accéléré. Pierre Michon nous appelle ‘les petits soldats du noir’. On a continué à travailler le rapport au réel donc il y a une sorte de filiation avec le XIXe siècle et la littérature des années 1920-1930. Je crois que depuis 10-15 ans, il y a eu un besoin immense des lecteurs de renouer avec la narration. D’un seul coup, beaucoup de lecteurs et de structures se sont aperçus qu’il y avait un endroit où la narration avait continué à fonctionner. Dans le roman noir, il y a eu une contamination de l’avant-garde littéraire et des thèmes réalistes, de l’actualité, et du politique. »