Une anthologie qui refuse de tenir compte du divorce tchécoslovaque

C’est grâce à une soirée consacrée à la littérature et aux vins alsaciens que j’ai pu découvrir une anthologie de poésie tchèque et slovaque. Lors de cette soirée, le 14 novembre dernier, dans la vinothèque Wines Home à Prague, j’ai rencontré l’auteur et l’éditeur du livre qui permet au lecteur francophone de se faire une idée sur les divers aspects de la poésie tchèque et slovaque au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Le livre intitulé « Les Deux Rives de la Morava - Poésie tchèque et slovaque d’aujourd’hui » est sorti en 1994 aux éditions bf. Son éditeur Armand Peter se souvient:

«Oui, j’ai édité une anthologie de poésie qui s’appelle ‘Les Deux Rives de la Morava’. (…) C’est des auteurs très connus d’avant la guerre, mais surtout des auteurs des années soixante avec une nouveauté: nous avons beaucoup insisté sur la poésie spirituelle, donc d’inspiration religieuse, et les poètes à texte, qui chantent leur texte, des chanteurs. Et donc cette jeune poésie chantée figure aussi dans cette anthologie.»

C’est Vladimír Claude Fišera, historien français de parents tchèques, qui est l’auteur et traducteur de cette sélection de poésies qui réunit dans un livre des textes de poètes tchèques et slovaques dont le pays venait de se scinder en deux. L’auteur de l’anthologie refusait cependant de tenir compte de ce divorce tchécoslovaque:

Vladimír Claude Fišera,  photo: Anne-Claire Veluire
«Je pensais remplir un vide après 1989. Le livre a paru en 1994. Malheureusement juste après la séparation. Du coup, nous n’avons pas eu l’honneur de le voir promu dans les institutions culturelles tchèques et slovaques. Nous n’avons pas été beaucoup aidés non plus par les instituts culturels français dans les deux pays. Ils nous ont même dit, les uns et les autres, à Prague et à Bratislava : ‘Mais enlevez les Slovaques et ne laissez que les Tchèques. Nous ferons une édition tout seuls.’ Et les Slovaques : ‘Enlevez ces Tchèques !’ Mais nous avons tenu bon.»

Comment avez-vous choisi les auteurs de cette anthologie?

«J’ai voulu remettre ensemble les trois littératures. Quand une littérature sort d’une dictature, il y en a toujours trois : une littérature officielle, une littérature clandestine et une littérature d’exil. En plus, il y a des pans thématiques entiers qui ne sont pas reçus, comme par exemple la littérature d’inspiration spirituelle. Donc j’ai voulu recoller les morceaux de ces trois littératures et puis, rester le plus proche possible d’aujourd’hui. Je me suis arrêté quasiment en 1991. Les textes les plus récents sont ceux qui racontent justement la chute du régime en 1989. Mais quand on publie un livre en 1994, c’est risqué. On a d’excellentes anthologies, par exemple celle de Hanuš Jelínek, mais qui couvrent l’entre-deux-guerres ou le XIXe siècle. Et puis on en a qui n’étaient que propagande, celles que faisaient les communistes, Husák, ou celles de certains dissidents. Je pense à Petr Král, qui, lui, exclut complètement de ses anthologies la littérature qui a paru ici officiellement après 1968. Je trouve que c’est une erreur. Il y a des gens qui sont doués et qui ont eu la chance de publier dans un régime insupportable ou même de partager certaines idées politiques, et qui sont restés de bons artisans de la littérature. J ai voulu enlever des tabous des deux côtés.»


Photo: Archives de Radio Prague
Quel public s’intéresse aujourd’hui en France à la poésie d’Europe centrale? L’éditeur Armand Peter s’est vu obligé de se poser cette question avant de se lancer dans l’entreprise périlleuse de publier un tel livre. Il explique quelle catégorie de lecteurs il avait en vue en publiant cette anthologie de poésies des « deux rives de la Morava»:

«C’est un public français, bien sûr, puisque le livre a été publié en France. Notre ambition est de faire connaître la littérature d’Europe centrale et orientale. Ce sont des gens qui sont passionnés de poésie et qui ne connaissent pas cette poésie d’Europe centrale que nous visons. C’est un travail difficile en France parce qu’il n’y a pas cette grande tradition poétique de lectures publiques ou de lectures de poésie, surtout de poètes qu’on connaît peu. Mais c’est un travail de pionnier que nous avons envie de faire et que nous faisons.»

Vladimír Claude Fišera avait l’ambition de faire découvrir aux lecteurs français aussi une autre facette de la poésie tchèque, celle qui n’est pas souvent publiée, qui ne figure que rarement dans les livres, qui n’a pas encore reçu sa consécration officielle. Le choix des textes de cette anthologie est finalement enrichissant non seulement pour le lecteur francophone qui ne fait que découvrir cette poésie, mais aussi pour les amateurs de poésie tchèque ou slovaques:

«Je pense qu’il fallait éviter l’académisme parce que la poésie académique se diffuse auprès des poésies académiques des autres pays ou des institutions officielles, universitaires ou politiques et il y a une espèce de mépris pour la littérature populaire. Moi, je pense qu’il n’y a pas de muraille de Chine entre la littérature dite « de haute qualité » et la littérature populaire. Pour moi, par exemple, Vladimír Merta est un des plus grands intellectuels et artistes tchèques. Ce n’est pas parce qu’il a une guitare qu’il descend dans l’échelle des valeurs. Au contraire, c’est le cas de le dire, il a une corde de plus à son arc. Il est romancier et poète, mais il est aussi chanteur, guitariste, il est aussi metteur en scène de cinéma, il fait aussi de la musique juive du XVIe siècle des synagogues ladino de Prague. Ce n’est pas un défaut, et en plus ce n’est pas un défaut de vendre cent fois plus d’ouvrages et de disques que ceux qui font de la littérature raréfiée. Ce n’est pas un défaut d’être populaire.»

Pour un éditeur, la publication d’un tel livre est un processus de longue haleine. Un livre de ce genre est un enfant délicat qui représente un risque financier et que l’éditeur ne peut pas abandonner après sa naissance, mais qu’il doit aider par les moyens les plus divers à se frayer un chemin jusqu’aux lecteurs:

«Oui, quand on est éditeur il y a toujours un risque financier parce qu’il faut vendre le livre. C’est pour cela qu’à côté du livre nous organisons aussi des événements. Nous faisons des rencontres, nous faisons des lectures, nous invitons des poètes à lire devant les gens. Et ce sont des moments de magie quand il y a la lecture avec l’auteur, la lecture en deux langues puisque nous faisons lire l’auteur dans sa propre langue, ici dans ce cas tchèque et slovaque, et c’est souvent un moment magique. Et c’est à ce moment magique de la lecture publique que les gens découvrent le livre et ont envie de l’emporter.»