La Mitteleuropa ? C’est ce qui distingue les mangeurs de raifort des mangeurs de moutarde
Du 26 au 30 mars dernier, dans la petite ville de Schiltigheim, à côté de Strasbourg en Alsace, s’est déroulée la 10e édition de Mitteleuropa, un événement culturel fait de rencontres avec des écrivains, des artistes, des penseurs issus de divers horizons, des Vosges à l’Oural. Radio Prague vous propose de découvrir ce rendez-vous de la vie culturelle alsacienne, organisé dans la bonne humeur et l’amitié, par une équipe à l’image de cette multi-culturalité recherchée.
Armand Peter, l’Alsacien, Vladimir Claude Fišera, ancien professeur d’histoire à l’université de Strasbourg, le Franco-tchèque et Emma Guntz, l’Allemande. Tous les trois portent sur leurs épaules ce projet qui cette année s’interrogeait sur l’« Europe, difficile utopie ? » Outre un hommage au chanteur dissident russe Vladimir Vissotski, les lectures d’une poétesse russe à l’humour et l’espièglerie communicatifs, une large place était accordée aux Tchèques, comme dans la majeure partie des éditions de Mitteleuropa. Cette année, un hommage à Václav Havel, la présence de la chanteuse folk Dagmar Andrtová-Voňková et du poète Petr Hruška, mais aussi la venue d’Antonín Liehm, figure du Printemps de Prague, et d’Alena Wagnerová, écrivain, spécialiste notamment de Kafka et Milena Jesenská, donnent la mesure d’un rendez-vous encore bien rempli.
Tout de suite, avant de retrouver certains de ces invités, on écoute Armand Peter, organisateur de Mitteleuropa, nous rappeler les débuts, il y a 20 ans :
« Je dirais que c’est au départ un travail fait par des militants alsaciens, des gens qui en Alsace mènent un combat pour promouvoir la culture en Alsace, la culture régionale dans les trois langues qui sont les nôtres, le français, l’allemand et le dialecte alsacien. C’est à partir de cette idée de sauvegarder cette culture que nous avons découvert celle de l’autre côté du Rhin, la culture allemande, qu’on connaissait très mal. En 1986, on a commencé à s’intéresser à nos voisins allemands. A partir de là, on ne s’est plus arrêtés puisqu’on a découvert qu’il y avait tout un paysage culturel qui va jusqu’à la Russie. Nous partageons beaucoup de points communs dans cette Mitteleuropa. »
C’est donc allé bien au-delà des simples frontières de l’Alsace. Mitteleuropa, c’est énormément de Tchèques, de lectures, de poètes, d’écrivains, d’artistes, de conférenciers tchèques, pourquoi les artistes tchèques en particulier et qu’est-ce que cela a apporté à cet événement ?
« En 1987, nous avons eu le bonheur de rencontrer Bohumil Hrabal à Strasbourg, c’est grâce à lui qu’on s’est ouverts davantage à la Tchécoslovaquie. En plus nous travaillons avec Vladimir Fisera, qui est un merveilleux traducteur et connaisseur des langues et pays slaves, il était donc évident qu’on s’intéresse en priorité à la République tchèque et à la Slovaquie. Et en effet, le plus grand nombre de nos invités sont venus de République tchèque. »
Qu’est-ce que pour vous la Mitteleuropa ? Quelle est votre définition intime ?
« Pour nous, Français, en Alsace, il va de soi que ‘Mitteleuropa’ est un nom étranger. On aurait pu appeler ces rencontres ‘Europe centrale’ mais il n’y a pas cette saveur, cette beauté qui se trouve dans le terme ‘Mitteleuropa’. Nous savons aussi que le concept de Mitteleuropa est un concept connoté, qui pourrait rappeler un ancien pangermanisme allemand. Or ce n’est pas du tout cela que nous voulons bien sûr. Pour nous, Mitteleuropa, c’est davantage une ‘Kulturlandschaft’, un paysage littéraire, une géopolitique littéraire. Un paysage culturel, où nous invitons les gens à ce que nous appelons le ‘Stammdisch’ : c’est la table des amis qui se rencontrent au bistrot, pour boire, manger, discuter. Nous invitons donc les faiseurs d’écriture, les acteurs d’histoire à la ‘Stammdisch’ des mots, pour un dialogue fraternel et critique. Mais nous avons aussi inventé une nouvelle définition de la ‘Mitteleuropa’, une définition étonnante et culinaire. Pour nous, c’est là où on plante et où on consomme le raifort. C’est une racine qu’on consomme jusqu’en Alsace. La frontière est sur les Vosges. De l’autre côté des Vosges, en ‘France de l’intérieur’ on mange de la moutarde. Tous les pays qui mangent du raifort font partie de la Mitteleuropa. Y compris dans les communautés juives de Paris ou de New York où on mange le raifort, se trouve la Mitteleuropa. »
Vous avez, à cette occasion, écrit un joli texte qui s’intitule ‘l’adieu au raifort’…
« Oui, comme nous en sommes à la 10e édition, nous faisons le bilan de ces 10 grandes manifestations sur plus de 20 ans, ici, à Schiltigheim, et des deux côtés du Rhin. Versons une larme émue. »
D’ailleurs, le raifort, ça peut faire pleurer !
« Ça fait pleurer, mais ce sont aussi des larmes de joie… »
Vous dites que c’est l’heure du bilan. On peut espérer quand même une suite à Mitteleuropa ?
« Bien sûr, peut-être pas sous la forme de biennales qui sont des opérations très lourdes. Ca reste à trouver et à inventer. Mais ce sera toujours des rencontres aussi pétillantes et aussi conviviales, mais plus légères. »
Dagmar Andrtová-Voňková est la première dame de la chanson folk tchèque. En tout cas, à la toute fin des années 60 où elle a commencé à composer et jouer, elle était la seule représentante féminine de ce genre longtemps oublié. Elle s’est notamment faite connaître dans les cercles restreints des musiciens interdits sous le régime communiste, après avoir rejoint l’association non-officielle de chanteurs folk, Šafran (le safran), créée en 1972, et regroupant des auteurs-compositeurs comme Jaroslav Hutka, Vlastimil Trešnák, Vladimír Merta. Le groupe se disloque après l’émigration forcée de ces trois artistes et de quelques autres signataires de la Charte 77.
Dagmar, elle, parvient à participer à quelques concours de chant, mais doit faire de petits boulots pour subvenir à ses besoins. Et la situation politique de l’époque fait qu’elle doit attendre 1986 pour enregistrer son premier album. C’est Jaroslav Hutka qui, en 1968, avait découvert des chansons moraves traditionnelles compilées par un prêtre catholique du 19e s. František Sušil et les met au goût du jour, suscitant l’enthousiasme des jeunes tchèques. Dagmar Andrtová, elle, cherchait un moyen d’expression artistique, explique qu’elle ne voulait alors pas marcher sur ses platebandes et s’est mise à composer ses propres chansons ‘folk’. Des chansons, qui comme beaucoup à l’époque, devaient aussi être lues entres les lignes :
« En fait, dans mes chansons, j’exprimais les sentiments que m’inspiraient les choses que je voyais autour de moi, les événements autour de moi. Donc je pouvais aussi inclure un sens caché à mes compositions. Je me disais que si ça avait l’air d’être populaire, personne ne pourrait venir me reprocher quoi que ce soit… J’aurais pu dire les choses directement, mais j’avais un enfant à l’époque. Les femmes essayent toujours de protéger leur intimité, leurs proches. Même si elles sont capables de s’engager radicalement pour quelque chose, elles s’efforcent toujours de préserver leur entourage. En tout cas moi je l’ai ressenti ainsi : j’ai essayé de prendre la voie médiane, celle de dire des choses, mais en essayant de faire en sorte de pouvoir le dire le plus longtemps possible. »
Dès les années 1970, Dagmar Andrtová-Voňková créée des chansons à textes, des chansons aux accents parfois païens, avec un rapport intense à la nature environnante… Une veine qui a fait florès depuis, avec la world music, mais qui à l’époque n’avait rien d’une évidence. Même ses expérimentations instrumentales sont novatrices. Guitariste, elle peut pincer les cordes de son instrument, comme utiliser un archet pour le faire résonner autrement ou bien encore taper sur les cordes comme sur les touches d’un piano, une technique popularisée à l’ouest à la même époque par le guitariste Van Halen ou encore Led Zeppelin. Aujourd’hui, quand on écoute et voit Dagmar Andrtová en concert, on s’étonne presque de l’actualité de son interprétation et de ses compositions où l’on retrouve quelques accents du courant freak-folk de ces dernières années. Les chansons de Dagmar Andrtová-Voňková, âgée de 60 ans, n’ont donc pas pris une ride…
Le poète Petr Hruška, né en 1964, originaire de la ville industrielle de Moravie du Nord, Ostrava, a le regard doux comme on peut l’imaginer quand on se représente un poète. Les cheveux longs en bataille aussi, grisonnants. La barbe tout aussi broussailleuse. Parce que ce n’est pas l’apparence extérieure qui compte. Très simplement. Sans fausse modestie, mais sans tapage non plus. Il est un des poètes les plus doués et les plus reconnus de sa génération. La poésie, il l’a créée, mais il est aussi de l’autre côté du miroir, puisqu’il enseigne la littérature tchèque et travaille à l’Institut pour la littérature tchèque de l’Académie des Sciences. Certes, il est difficile de s’imaginer quelqu’un ne vivant que de poésie, mais j’ai quand même voulu savoir si cette double casquette de création et de réflexion théorique, n’était pas parfois un peu schizophrénique pour lui :
« Peut-être que c’est un peu schizophrénique, mais peut-être qu’il s’agit d’une bonne contradiction en moi. Il y a quelque chose que j’aime beaucoup : quand un poème, un vrai poème, peut envoyer paître une théorie de la littérature, aussi excellente et fine soit-elle, quand un poème la dépasse et la contredit… C’est beau que toute théorie soit insuffisante dès que naît un nouveau poème. En même temps, je trouve tout aussi beau que toute théorie littéraire qu’on a ainsi envoyé paître, ne renonce pas, reste têtue et veut continuer à appréhender la poésie. »
La région d’Ostrava est une ancienne région industrielle encore très marquée par ce passé. Petr Hruška le dit lui-même : il y a un aspect brut, non poli, cru qui imprègne les gens et les paysages et qui laisse des traces. Il explique que ce ne sont pas forcément les réalités d’Ostrava directement qui l’inspirent mais que la solitude existentielle qu’y vivent parfois les habitants, marqués par la dureté de la vie, du chômage, ou de l’alcool, sont quelque chose que l’on retrouve dans ses poèmes. Et pas seulement d’ailleurs. Formellement, Ostrava a encore une autre particularité :
« Ostrava est un lieu, où pour des raisons comme la fatigue par exemple, on ne parlait pas. Parler longtemps et beaucoup, c’était quelque chose d’étrange. Là-bas, le dialecte local est très spécial. La prononciation des mots et l’intonation s’est écourtée. Les gens d’Ostrava hachent les mots, si l’on veut. Cette manière de prononcer de manière très courte les mots, cette économie des mots, cette parcimonie et ce manque de volonté de développer les choses a sans doute eu une influence sur ma poésie. »