Jan Neruda : «Terre, petite maman, tu deviens trop petite pour nous.»
En 1878, le poète tchèque Jan Neruda publie un livre de poésies intitulé «Les Chants cosmiques». C’est un recueil de poèmes inspiré par les questions qui intriguent l’homme sans doute depuis le début de l’existence de la race humaine. Le poète s’interroge sur les lois de l’univers, cherche à humaniser le cosmos et réagit aux progrès des sciences et notamment de l’astronomie de son temps. Il est alors cependant loin de se douter que cet ouvrage aux dimensions plutôt modestes sera, au début du XXIe siècle, le premier livre tchèque envoyé dans l’espace.
C’est grâce à l’astronaute américain Andrew Feustel et à sa femme Indira que le livre de Jan Neruda s’est retrouvé à bord d’une navette spatiale envoyée vers le télescope Hubble. Indira qui est fille d’un chercheur indien et d’une mère tchèque a fait découvrir à son mari la Tchéquie, ses habitants et sa culture. Pavel Suchan, de l’Institut astronomique de l’Académie des sciences, explique comment les poèmes de Jan Neruda ont été envoyés dans l’espace:
«L’Institut astronomique de l’Académie des sciences tchèques a choisi, il y a un an, pour le ‘trousseau’ de l’astronaute Andrew Feustel, réagissant à sa proposition personnelle, le recueil des ‘Chants cosmiques’. Et effectivement, il l’a emporté à bord de la navette. Le livre, en tant que symbole de la République tchèque, de l’observatoire d’Ondřejov et du poète Jan Neruda, est parvenu jusqu’au télescope qui est sans doute l’appareil le plus grand et le plus efficace en son genre dans l’histoire de l’humanité. Et c’est ce symbole qu’Andrew Feustel est maintenant venu nous restituer.»
Effectivement, de retour de l’espace, l’astronaute américain, accompagné de sa femme et de ses deux fils, est récemment venu en Tchéquie pour rendre aux Tchèques le livre de Neruda et pour donner une série de conférences dans plusieurs endroits du pays. Sa visite, très suivie par les médias, a eu cependant encore une autre conséquence. Elle a braqué les feux de l’actualité sur l’œuvre d’un poète dont tous les Tchèques connaissent le nom mais qu’ils ne lisent que rarement.
Jan Neruda est non seulement poète mais aussi sans doute un des meilleurs journalistes tchèques du XIXe siècle. Son œuvre poétique s’est épanouie en marge de ses riches activités journalistiques. Ce Pragois, né en 1834 dans une famille modeste, aura toujours beaucoup de compréhension pour la condition des pauvres et pour les questions sociales. Le jeune Jan fréquente d’abord des écoles allemandes mais en 1850, il entre au Lycée académique dirigé à cette époque par l’écrivain, dramaturge patriote tchèque Václav Kliment Klicpera et c’est dans ce milieu empreint de patriotisme que se forme le futur journaliste qui marquera par sa griffe également la poésie tchèque. Sa plume leste et acérée, sa perspicacité et son humour font de ce journaliste un grand témoin de son temps et un critique désabusé de la société tchèque de la seconde moitié du XIXe siècle. Ses feuilletons écrits pour des journaux et des revues et réunis par la suite dans plusieurs livres, resteront l’exemple longtemps inégalé d’un journalisme qui marie les connaissances, la maîtrise parfaite de la langue, l’humanisme, le charme et l’humour.
Tandis que les articles de Jan Neruda reflètent surtout une pensée positive, un esprit créateur et l’optimisme, ses vers évoquent plutôt la face sombre de sa vie et Neruda-poète se verra accuser de nihilisme et de pessimisme. C’est à ses vers que Neruda, promis à l’existence de vieux garçon, confie ses déceptions intimes et ses blessures intérieures causées par les coups de sort qui ébranlent sa vie. Cependant, si cela est vrai pour les recueils «Fleurs de cimetière» ou «Les Chants du vendredi», dans le livre intitulé «Les Chants cosmiques» le poète change de ton. Plein d’intérêt et de curiosité face à l’immensité de l’univers, il se pose des questions sur le sens de la vie et sur la place de l’homme dans le cosmos :
Comme fleurs de bruyères en forêt le ciel est semé d’étoiles, le souffle du temps les entraîne aux cercles joyeux du bal. Nous ne voyons qu’un coin du bal : Cherche donc et fais le total Des danseurs, maître en calcul, la somme est bien miniscule ! |
Gaie la Lune accompagne la Terre, Autour du soleil la Terre tourne tourne en un immense cercle Sur un chemin de lumière. Le soleil lui-même à nouveau nous entraîne autour d’un plus gros Ce soleil qu’on ne voit pas : Où va-t-il ? autour de quoi ? |
Imagine plus haut, dessus toi Mille étoiles comme fleurs : Serais-tu vieux comme le soleil Tu n’en concevrais pas le cœur. Je regarde à genoux le ciel Ma pensée part à tire d’aile Très très haut, pour d’autres mondes, de mon œil une larme tombe. (Traduction de Marc Delouze) |
Les vers des Chants cosmiques réagissent aux progrès scientifiques et se teintent d’optimisme. Dans ces poèmes, l’univers avec ses distances infinies et le mouvement perpétuel des astres se rapproche de l’homme et devient presque familier. Se basant sur ses études des sciences naturelles et surtout celles de l’astronomie, Jan Neruda s’amuse à comparer les planètes et leurs constellations à la société humaine. Ardent patriote, il trouve dans la grandeur et la générosité des étoiles beaucoup d’exemples édifiants pour le peuple tchèque, pour l’exhorter à oublier les futilités, à cesser de se sous-estimer, à reprendre confiance en lui-même.
Il ne se cache pas non plus que même le temps d’existence des étoiles est limité, que même la Terre et le Soleil seront finalement engloutis par des convulsions cosmiques, mais ses poèmes expriment aussi le ferme espoir que la vie est éternelle et qu’elle renaîtra, tôt ou tard, à un autre endroit du cosmos.
Dans plusieurs poèmes Neruda déclare son amour pour la Terre, sa planète natale, sa «petite maman» comme il dit. Il se rend cependant compte que l’homme ne se contentera pas pour toujours de son existence terrestre. «Les Chants cosmiques» sont donc aussi un livre qui exprime avec force la soif de connaissance, cette passion insatiable qui oblige l’homme à aller toujours plus loin et plus haut et le pousse à se lancer dans la conquête de l’espace.