Françoise Henry : « La musique, c’est toutes les paroles qui ne peuvent pas se dire »
Une rubrique très féminine cette semaine, et qui, hasard du calendrier, s’articule autour du huis-clos, d’un côté dans un roman, de l’autre dans un court-métrage. On retrouve tout d’abord la suite de l’entretien avec Françoise Henry, écrivain qui vient de publier au printemps, chez Grasset, Juste avant l’hiver, un roman qu’elle a situé à Prague, en 1969. Alors que le pays sombre dans la normalisation, un tragique huis-clos se déroule dans un café pragois : Ivana en est la patronne assez âgée. Elle observe avec une jalousie presque haineuse les amours clandestines de sa serveuse jeune et pleine de vie, Anna, avec un des clients, Pavel un jeune étudiant dissident. Au cœur de ce café pragois se joue en condensé l’histoire d’un pays à travers les destins individuels de quelques personnages du récit. Françoise Henry nous rappelle la naissance de livre :
« Cela faisait très longtemps que j’étais sur ce projet puisqu’une première version datait de 1991. Ce livre est né avec le personnage de la serveuse slovaque Anna. Ma sœur et moi avons eu autrefois une ‘nounou’ qui était tchèque. Toute mon enfance a été baignée d’objets de là-bas, de poupées, de tabliers brodés. Cette personne que j’ai assez peu connue, puisque j’ai quitté Paris à l’âge de 6 ans, et je ne l’ai retrouvée que plus tard à Paris, alors qu’elle allait bientôt mourir. Bien sûr, le personnage principal, c’était elle, mais souvent quand on écrit, c’est un autre personnage qui prend la voix. Là, c’est la patronne du café. En outre, mes parents étaient en août 1968 à Prague. Ils ont vécu l’intervention des chars russes en direct. Ça m’a beaucoup marquée car ils nous en ont parlé. Et puis, il y a eu un voyage en mai 1989 avec mon mari, où j’ai découvert un pays sous régime communiste. Ça a été comme entrer dans un autre monde. C’est une impression qui est toujours aussi forte en moi aujourd’hui, qui a déclenché l’écriture de ce livre. »
Vous dites que ce livre est né d’une longue gestation... Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? Vous attendiez le moment opportun ?
« Oui, quand j’ai demandé une mission Stendhal en avril 2000, j’ai découvert une autre Prague, complètement différente. Cela a accentué mon désir de parler de la Prague d’avant, telle que je l’avais vue encore sous le régime communiste. J’ai écrit une première version. Ce n’était plus alors une question d’écriture, puisque l’histoire était là, mais une question de point de vue. De plus en plus, quand j’écris, il faut que j’attende que les choses viennent sous une certaine voix. En l’occurence, ça a été la voix de cette patronne de café, qui n’était pas du tout un personnage principal dans les précédentes versions, qui s’est mise à parler, et quand cette voix a été là, j’ai su que ce serait par elle que passerait l’histoire. Par cette femme brisée par ce qui lui est arrivé en 1948, 20 ans auparavant, dont l’amour a été brisé par le régime. Que c’est par cette voix venue de loin, remplie de nostalgie, d’envie et de souffrance que passerait l’écriture de l’histoire d’Anna, cette jeune serveuse. »
Vous avez décidé de traiter cette histoire comme une sorte de huis-clos. Cette atmosphère oppressante du huis-clos – puisque c’est la vision de cette patronne de café sur ce qu’elle imagine sur la serveuse – semble être une parabole de ce qu’était le régime en version plus importante...
« Tout à fait. Ensuite les choses se mettent en place dans l’écriture, progressivement. Je n’ai pas voulu sortir du café. La patronne est tout le temps dans le café, elle voit cette histoire d’amour qui naît entre l’étudiant qui publie en samizdat et la jeune serveuse, et après, lorsqu’elle ne voit plus, elle est toujours dans le café et elle imagine. Pour moi, effectivement, ce café est le microcosme du pays. Que ce soit avec le pianiste, le serveur en chef, les clients, touristes ou tchèques, dans cette poignée de personnages, ce sont tous les rapports entre les gens qui sont condensés. J’aime les cafés depuis mon enfance à cause de cette femme qui s’occupait de nous et travaillait dans des cafés. Mais aussi, les cafés sont un lieu de rencontre, où tout le monde peut se rassembler, repartir en laissant une trace. C’est un lieu qui est une image de la vie mais à l’intérieur des murs, avec une sorte d’emprisonnement qui est un peu le regard de la patronne. »
Vous avez accordé une place à la musique dans ce roman. On sait les Tchèques mélomanes, en tout cas ils se considèrent comme une nation de musiciens. Bien sûr, il y a le rôle de ce pianiste qui est important puisqu’il est un des hommes qui tourne autour de la serveuse, Anna. C’était important pour vous d’intégrer ce facteur musical ?
« C’était essentiel. A la limite, je souhaiterais que dans chacun de mes livres il y ait de la musique. Souvent, quand on me demande, je dis que dans une autre vie j’aurais aimé être musicienne. Parce que peut-être justement ça me délivrerait des mots. La musique sans les mots, c’est quelque chose qui va très loin, qui touche à l’émotion la plus profonde. Vu qu’il n’y avait presque pas de bruit dans ce café (la patronne insiste dessus), les choses y sont sourdes, les gens murmurent, il y a de grands rideaux, des lustres, et la musique en fond. La musique, c’est tout ce qui ne se dit pas, les paroles qui ne peuvent pas se dire. Il y a évidemment Mozart, Chopin, Dvořák. Donc, oui, c’est effectivement très important la musique. »