Spectator Novus : quand la création naît de l’étonnement
A Prague, la galerie des critiques, place Jungmann, propose une nouvelle exposition intitulée Spectator novus. Sous-titre : Prague-Paris. Six artistes tchèques et six artistes français ont investi le bel espace de cette galerie éclairée par une imposante verrière... Côté tchèque, on y retrouve des noms tels que Jakub Nepraš, connu pour ses vidéo-collages et dont nous avons parlé récemment sur Radio Prague, mais aussi Milan Cais, artiste multi-fonctions puisqu’il est chanteur et batteur du groupe Tatabojs. On y retrouve également Filomena Borecká, artiste tchèque vivant à Paris depuis 11 ans et initiatrice du projet. Visite guidée de cette exposition avec plusieurs intervenants.
Francesca Spano, vous êtes une des commissaires de l’exposition où nous nous trouvons, puisque Filomena Borecká s’est occupée de la partie tchèque de l’exposition et vous de la partie française...
« En fait, il y aussi Vlasta Noshiro. C’est la rencontre avec Filomena qui a donné lieu à cette exposition côté français et après les contacts avec Vlasta Noshiro de la galerie, ici. C’est elle qui a choisi les artistes tchèques et Filomena et moi avont choisi les artistes français. »
Cette exposition se déroule à la Galerie des critiques, dans le Palais Adria à Prague. Elle s’appelle Spectator Novus. Pourriez-vous nous dire qui est ce nouveau spectateur ou ce spectacteur ‘nouveau-né’ ?
« C’est la réflexion de l’artiste qui est avant tout un spectateur. C’est partir d’une dynamique de l’être humain, et en particulier de l’artiste qui a cette sensibilité plus soulignée, qui regarde les choses et qui a envie de dire autre chose et c’est garder cette propriété du regard. Il s’agit d’un regard qui n’est pas contaminé par toutes sortes de choses autour de nous. On a des références qui nous amènent à ne pas voir les choses dans leur essence. L’idée c’est de garder le premier regard, presque enfantin. »
Vous dites que l’artiste est spectateur, mais c’est quand même aussi un acteur puisqu’il intervient. Ces artistes interviennent ici par leurs œuvres. Alors comment passe-t-on du spectateur à l’acteur ?
« Justement on a toujours l’idée que l’artiste est l’acteur et que le spectateur vient du dehors, vient voir ce que l’artiste a fait. Là, l’artiste crée quelque chose mais s’étonne lui-même. Au premier degré l’artiste voit les choses, s’étonne, réfléchit et crée quelque chose. »
On se trouve donc dans la galerie des critiques. On est entourés de sons. On va se rapprocher : il y a une télévision d’où on entend des chants qui sont interrompus par la fameuse sirène des premiers mercredis du mois. De quelle œuvre s’agit-il, de quel artiste et en quoi consiste-t-elle ?
« Il s’agit de Théodore Chryssikos, un artiste grec, qui a fait une intervention à Paris. Son regard va vers l’intérieur des choses. Dans le plan de vidéo, le regard est souvent du haut vers le bas. On voit par exemple l’intérieur du métro. C’est une plongée à l’intérieur de la ville... »
Dans les entrailles de la ville...
« Tout à fait. »
On passe à un autre artiste, Maxime Thieffine. On se trouve devant votre œuvre, est-ce que vous pourriez nous la décrire ?
« Vous avez un écran de télévision plat, posé par terre, sur un lecteur DVD qui joue le film. Ensuite, le film c’est juste des opérations de manipulation et de transformation de la poudre de maquillage. On y voit les différents état de la matière du make-up. C’est donc un jeu sur le grain, la poudre, et sur comment ça peut rappeler le pixel de l’image numérique. C’est filmé en caméra numérique il y a donc un jeu de renvoi entre la poudre, le matériau physique, réel qu’on voit dans l’image et le matériau qui diffuse cette image. »
Alors on est debout et il faut se pencher pour voir l’écran...
« On peut même se pencher encore un peu pour avoir les bonnes couleurs... »
Comment l’avez-vous intitulé ?
« ‘Les niveau de gris’. C’est un terme technique en vidéo pour parler de la lumière et les contrastes lumineux. »
Qu’est-ce qu’il se passe là ?
« Le disque de make-up rentre dans le champ de la caméra, on passe du flou au net. On voit mes mains : avec une lame de rasoir je coupe dans le disque, de façon à passer d’une surface lisse à une surface dentelée, granuleuse. Je fais des traits horizontaux et après verticaux, de façon à avoir une grille. Ca va constituer des petits carrés... »
... qui rappellent en fait les pixels dans une version grossière.
« Exactement, comme si on avait zoomé dans le pixel et qu’on le voyait très gros. Ensuite après, on zoome encore plus près. »
On voit quasiment un tamis, c’est le grain de la matière.
« Exactement, c’est comme si on était tout près du make-up de sa copine sur sa joue. Sauf qu’il est un peu maltraité. Mais c’est pour faire apparaître la matière dans son côté organique. »
Parce qu’on croirait presque des copeaux de bois...
« Oui, ou comme de la terre glaise. C’est très archaïque. C’est vraiment le matériau, presque un archétype de la matière comme on dit en art. La terre c’est l’archétype avant le marbre ou le bois dans la sculpture. C’est aussi pour faire apparaître la matière telle qu’elle n’apparaît pas dans la publicité ou dans les usages qu’on en fait traditionnellement. C’est l’inconscient minéralogique de cette matière et aussi complètement artificiel car je ne sais pas quel degré de produits naturels il y a dedans. »
On suppose qu’il y a quand même pas mal de produits chimiques.
« Oui, des produits faits par l’homme. Mais ce n’est pas forcément négatif. Ce sont nos traditions pour embaumer le vivant. »
Anne-Laure Maison vous êtes également une des artistes présentées à cette exposition qui est une forme d’échange entre les artistes tchèques et français. Vous vous appelez Anne-Laure Maison, et vous travaillez, oh surprise, sur la maison, en tout cas, sur le thème de l’intérieur... Pouvez-vous nous parler de votre oeuvre devant laquelle nous nous trouvons ?
« Il s’agit d’une série de photos qui s’appelle ‘tableaux d’intimité’. Chaque photo correspond à une ville. On est devant Sydney et Paris. Dans le volet français de Spectator Novus, il y aura Prague. A chaque fois que je me promène dans une ville, je suis fascinée par les fenêtres qui s’éclairent la nuit, qui nous donnent une vision de l’intimité, de l’espace architectural et habité. Mon oeil se perd toujours à l’intérieur : à partir du fragment que je vois j’essaye d’imagine une histoire autour. Quand je me promène je capte ces moments-là. Ce qui m’intéresse c’est l’intérieur. Il y a très peu de personnes. Ce ne sont pas les gens qui m’intéressent mais comment ils habitent. »
A part l’ombre d’une tête mais sinon il n’y a pas de personnages...
« Bon si les gens sont dans leur espace, c’est pas très grave. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je suis voyeuriste mais de l’espace, pas des personnes. »
Oui, j’allais dire qu’il y a un peu de cela. Alors, est-ce qu’on est tous voyeuristes ? Moi aussi j’aime regarder les fenêtres dans la nuit...
« Ca nous appelle en fait. On est dans l’obscurité et finalement il y a des lumières qui nous attirent. Et les gens ne ferment pas leurs volets, donc ils nous laissent entrer dans leur maisons. S’ils ne veulent pas qu’on regarde, ils peuvent les fermer. Il y a des gens qui le font, d’autres pas. Pour moi c’est comme une invitation. Je capte ce moment. Quand je rentre, je suis devant mon ordinateur et je reconstruit une espèce d’architecture hybride, mentale, une espèce d’impression de toutes les images que j’ai accumulées. »
C’est intéressant car on regarde toutes ces photos de fenêtres éclairées la nuit, ce sont des fenêtres qui ont des couleurs différentes car elles ont des lumières différentes. En fait, c’est comme si vous reconstituiez une nouvelle fenêtre parce qu’on dirait un vitrail !
« Tout à fait. D’ailleurs je travaille en ce moment sur des vitraux. Vraiment, je trouve qu’à partir de ces lumières on arrive à s’imaginer une atmosphère et à se raconter une histoire sur cet espace. Quand on passe devant une maison éclairée au néon blanc, on se dit que c’est froid, on a tout de suite une image qui se crée. Quand on voit une lumière chaude, ça donne envie de rester plus longtemps. Il y a quelque chose sur la façon d’habiter qui est propre à chacun. Ca crée un panel de couleurs et d’atmophères différentes. Il y a autant de façon d’habiter que d’habitants. »
Filomena Borecká, on s’était déjà rencontrées il y a quelques mois ici à Prague pour parler de vos œuvres. Vous êtes de retour avec cette exposition Spectator Novus, Paris-Prague. Derrière cela, je sens pour vous qui vivez à Paris depuis 11 ans mais qui êtes tchèque, une volonté de réactiver les liens artistiques entre la République tchèque et la France, comme ceux qui ont pu exister dans l’entre-deux-guerres.
« Oui, c’était un désir de pouvoir confronter les regards des artistes qui vivent dans des contextes culturels différents. Les œuvres d’art exposées sont une réflexion du quotidien. Ce sont des objets du quotidien enlevés de la banalité de tous les jours. On s’arrête et on re-regarde les choses. »
Revoir les choses avec un regard nouveau, en effet. Mais ce que je trouve de commun entre ces artistes, même si pas tous, c’est qu’ils travaillent beaucoup avec les nouveaux médias.
« Oui, Jakub Nepraš utilise les nouvelles technologies et Chryssikos c’est la vidéo. Il a tourné en France à Paris. C’est une sorte de respiration urbaine qui fait écho à ma pièce qui ‘respire’ aussi. »
Pour finir : cette exposition s’appelle donc Spectator Novus, Paris-Prague. Nous nous trouvons à Prague, alors à quand l’exposition à Paris ?
« Une partie de cette exposition sera montrée à Sèvres, à la Générale en Manufacture dans le cadre d’un festival international appelé Supernova. L’an prochain, on pourra la voir à Paris, même si le lieu reste encore à définir. »
L’exposition Spectator Novus s’achèvera le 31 mai.